Les Fleurs du Mal | Page 9

Charles Baudelaire
croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils
sont beaux dans les chaudes soirées!
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir
devinaient tes prunelles
Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison!

Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles,
La nuit
s'épaississait ainsi qu'une cloison.
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti
dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses

Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton coeur si doux?
Je sais l'art

d'évoquer les minutes heureuses!
Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un
gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils
rajeunis
Après s'être lacés au fond des mers profondes!
--O
serments! ô parfums! ô baisers infinis!
LE POSSEDE
Le soleil s'est couvert d'un crêpe. Comme lui,
O Lune de ma vie!
emmitoufle-toi d'ombre;
Dors ou fume à ton gré; sois muette, sois
sombre,
Et plonge tout entière au gouffre de l'Ennui;
Je t'aime ainsi! Pourtant, si tu veux aujourd'hui,
Comme un astre
éclipsé qui sort de la pénombre,
Te pavaner aux lieux que la Folie
encombre,
C'est bien! Charmant poignard, jaillis de ton étui!
Allume ta prunelle à la flamme des lustres!
Allume le désir dans les
regards des rustres!
Tout de toi m'est plaisir, morbide ou pétulant;
Sois ce que tu voudras, nuit noire, rouge aurore;
Il n'est pas une fibre
en tout mon corps tremblant
Qui ne crie: _O mon cher Belzébuth, je
t'adore!_
UN FANTOME
I
LES TÉNÈBRES
Dans les caveaux d'insondable tristesse
Où le Destin m'a déjà relégué;

Où jamais n'entre un rayon rosé et gai;
Où, seul avec la Nuit,
maussade hôtesse,
Je suis comme un peintre qu'un Dieu moqueur
Condamne à peindre,
hélas! sur les ténèbres;
Où, cuisinier aux appétits funèbres,
Je fais

bouillir et je mange mon coeur,
Par instants brille, et s'allonge, et s'étale
Un spectre fait de grâce et de
splendeur:
A sa rêveuse allure orientale,
Quand il atteint sa totale grandeur,
Je reconnais ma belle visiteuse:

C'est Elle! sombre et pourtant lumineuse.
II
LE PARFUM
Lecteur, as-tu quelquefois respiré
Avec ivresse et lente gourmandise

Ce grain d'encens qui remplit une église,
Ou d'un sachet le musc
invétéré?
Charme profond, magique, dont nous grise
Dans le présent le passé
restauré!
Ainsi l'amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la
fleur exquise.
De ses cheveux élastiques et lourds,
Vivant sachet, encensoir de
l'alcôve,
Une senteur montait, sauvage et fauve,
Et des habits, mousseline ou velours,
Tout imprégnés de sa jeunesse
pure,
Se dégageait un parfum de fourrure.
III
LE CADRE
Comme un beau cadre ajoute à la peinture,
Bien qu'elle soit d'un
pinceau très vanté,
Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté
En
l'isolant de l'immense nature.
Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure,
S'adaptaient juste à sa rare
beauté;
Rien n'offusquait sa parfaite clarté,
Et tout semblait lui
servir de bordure.

Même on eût dit parfois qu'elle croyait
Que tout voulait l'aimer; elle
noyait
Dans les baisers du satin et du linge
Son beau corps nu, plein de frissonnements,
Et, lente ou brusque, en
tous ses mouvements,
Montrait la grâce enfantine du singe.
IV
LE PORTRAIT
La Maladie et la Mort font des cendres
De tout le feu qui pour nous
flamboya.
De ces grands yeux si fervents et si tendres,
De cette
bouche où mon coeur se noya,
De ces baisers puissants comme un dictame,
De ces transports plus
vifs que des rayons.
Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme!
Rien
qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons,
Qui, comme moi, meurt dans la solitude,
Et que le Temps, injurieux
vieillard,
Chaque jour frotte avec son aile rude...
Noir assassin de la Vie et de l'Art,
Tu ne tueras jamais dans ma
mémoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!
Je te donne ces vers afin que, si mon nom
Aborde heureusement aux
époques lointaines
Et fait rêver un soir les cervelles humaines,

Vaisseau favorisé par un grand aquilon,
Ta mémoire, pareille aux fables incertaines,
Fatigue le lecteur ainsi
qu'un tympanon,
Et par un fraternel et mystique chaînon
Reste
comme pendue à mes rimes hautaines;
Etre maudit à qui de l'abîme profond
Jusqu'au plus haut du ciel rien,
hors moi, ne répond;
--O toi qui, comme une ombre à la trace
éphémère,

Foules d'un pied léger et d'un regard serein
Les stupides mortels qui
t'ont jugée amère,
Statue aux yeux de jais, grand ange au front
d'airain!
SEMPER EADEM
« D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant
comme la mer sur le roc noir et nu? »
--Quand notre coeur a fait une
fois sa vendange,
Vivre est un mal! C'est un secret de tous connu,
Une douleur très simple et non mystérieuse,
Et, comme votre joie,
éclatante pour tous.
Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!
Et,
bien que votre voix soit douce, taisez-vous!
Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!
Bouche au rire enfantin!
Plus encore que la Vie,
La Mort nous tient souvent par des liens
subtils.
Laissez, laissez mon coeur s'enivrer d'un mensonge,
Plonger dans vos
beaux yeux comme dans un beau songe,
Et sommeiller longtemps à
l'ombre de vos cils!
TOUT ENTIERE
Le Démon, dans ma chambre haute,
Ce matin est venu me voir,
Et,
tâchant à me prendre en faute,
Me dit: « Je voudrais bien savoir,
Parmi toutes les
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