Les Filleules de Rubens, Tome I | Page 3

Samuel-Henry Berthoud
capables d'en exprimer ses traits finauds et le son de sa voix vulgaire. Je suis s?r que tu penses encore aux brouillards et aux tra?neaux de ton pays!
La jeune femme tressaillit à la voix de Borrekens.
--Pardonnez-moi! dit-elle; oui, vous avez raison, je retournais en imagination dans cette douce contrée où je suis née, où se sont écoulés les jours heureux de ma jeunesse, où dorment dans la paix du tombeau mon père, ma mère, et celui dont la tendresse était venue me consoler de leur perte!
Elle essuya les larmes qui coulaient de ses yeux.
--Allons! allons! Thrée, ne vous laissez point abattre par votre juste douleur. Oui, ce fut un coup terrible pour vous et pour moi que la mort imprévue du pauvre Ians, qui vous laissa sans mari et moi sans fils! Mais pensez à la consolation qui vous est réservée, puisque dans quelques jours vous serez mère.
--Vous avez raison, mon père, dit-elle.
--Sans compter que je veux que le fils auquel vous donnerez le jour ait un parrain qui fasse honneur à la corporation dont j'ai l'honneur d'avoir été élu roi depuis huit jours. Ah! par saint Christophe! les arquebusiers d'Anvers ne se repentiront pas de m'avoir nommé leur chef. Ils ne tarderont pas à reconna?tre si ma?tre Borrekens possède de l'habileté, sait faire valoir leurs droits et s'entend à défendre les privilèges de ceux qui l'ont choisi.
Là-dessus, il prit son feutre à larges bords, et laissant seule sa belle-fille, il se dirigea vers la maison du Serment des Arquebusiers pour donner l'ordre au secrétaire de cette association de convoquer tous les membres pour le soir même.
Le soir, en effet, après le salut, chacun des arquebusiers, au sortir de l'église, se rendit dans la grande salle de l'h?tel où depuis deux cents ans se réunissaient les membres du Serment.
On avait tout disposé comme pour les jours de grande solennité; les lustres en cuivre, élégamment découpés, jetaient dans l'immense salle les clartés un peu vacillantes des lampes qu'ils supportaient; des bougies roses et bleues br?laient dans des torchères dorées, sur le bureau du roi du Serment; et le fou de la corporation, en grand costume, et sa marotte en main, se tenait assis sur un escabeau devant cette table.
A voir tous ces bourgeois vêtus de leurs habits de fête, qui prenaient place sur les gradins de velours disposés dans la salle immense, tendue en cuir de Cordoue, on e?t dit un de ces congrès décidant des destinées des pays, qui se succédèrent à diverses reprises au dix-septième siècle, et dont un des grands ma?tres flamands, Terburg, a si bien reproduit la physionomie, dans cette admirable page de peinture qu'on nomme le _Congrès de Munster_.
Mynheer Borrekens, accompagné de deux anciens du Serment, monta au bureau et prit place dans le fauteuil présidentiel, surmonté d'un riche dais de velours.
--Mes chers et féaux confrères, dit-il, je viens vous faire à savoir que j'ai cru devoir, en votre nom, et sauf votre ratification, comme de droit, traiter d'une affaire importante avec le chevalier Rubens.
Il s'interrompit un moment.
--Parlez! parlez! nous vous écoutons, lui cria-t-on de plusieurs c?tés.
--Le dit et honorable chevalier Rubens, reprit-il, en faisant creuser les fondations d'un m?r de son jardin, avait, du moins j'ai cru le remarquer, légèrement empiété sur le terrain mitoyen de notre jardin; j'ai réclamé de la loyauté de Rubens une indemnité, et il m'a promis, en échange du dommage causé, ou non causé, de peindre et de donner au Serment un tableau représentant en pied notre bienheureux patron, saint Christophe.
A cette nouvelle inattendue, un murmure de surprise et d'approbation se répandit dans l'assemblée et fit na?tre, sur les lèvres de ma?tre Borrekens, un sourire d'orgueil.
--Ah! ah! se dit-il en lui-même, je pense que les arquebusiers ne sont point fachés de m'avoir élu pour leur roi! A peine leur chef depuis huit jours, voici une magnifique affaire que je conclus pour eux; voici un de leurs plus ardents désirs gue je réalise.
Ma?tre Borrekens n'avait point encore achevé de se formuler cette pensée, qu'un de ses voisins, mynheer Van Kniff, se leva brusquement, et de la voix la plus aigu? qu'il p?t trouver dans sa poitrine de bossu, demanda de quel droit le roi des arquebusiers s'était permis de conclure une affaire du Serment sans avoir, au préalable, pris l'avis du conseil et soumis la chose à la délibération de la corporation.
Il cita des articles du règlement, des délibérations, des arrêtés, et finit par conclure à ce que ma?tre Borrekens f?t soumis à la réprimande, et ladite réprimande ensuite mentionnée au procès-verbal des séances.
Ma?tre Kniff, comme toutes les méchantes langues, était généralement détesté de tous ses collègues qui ne lui en montraient que plus de déférence, car ils redoutaient son bec effilé. Le fait est qu'il était toujours prêt à dauber sur tous et sur tout. La philippique qu'il pronon?a contre
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