Les Filleules de Rubens, Tome I | Page 2

Samuel-Henry Berthoud
de loi à vider cette affaire. L'assignation vous sera remise aujourd'hui par entremise de procureur.
--Eh bien! nous plaiderons, s'il le faut, répliqua Rubens, à qui cette nouvelle, néanmoins, était visiblement désagréable.
--Par saint Christophe, notre patron! c'est ce que je voudrais empêcher! Quoi! il sera dit que le chevalier Pierre-Paul Rubens, l'honneur de notre cité, aura maille à partir avec le serment dont je suis roi! Ah! mynheer, au lieu de plaider, nous ferions bien mieux de nous entendre!
--Comment puis-je m'entendre avec de mauvaises têtes qui m'assignent par procureur avant de m'avoir entretenu du tort involontaire qu'ils prétendent que je leur ai causé? C'est là un mauvais procédé, voisin!
--Vous répétez les mêmes paroles que je leur ai dites, mynheer Rubens. Mais il y a parmi les arquebusiers un diable de gribouilleur de papier, de son état ma?tre clerc de procureur, et qui a mené la chose plus vite qu'il ne seyait. J'ai obtenu à grand'peine d'être autorisé à vous parler de l'affaire ce matin, avant la dénonciation légale.
--Eh bien! nous plaiderons, puisque le Serment des Arquebusiers le veut.
--Au lieu de plaider, nous ferions bien mieux de nous entendre, je vous le répète.
--Et comment m'entendre avec des gaillards qui frappent sans dire: Gare! Je leur aurais donné d'excellentes et irrécusables raisons pour leur prouver qu'ils ont tort.
--Ils n'eussent point manqué non plus de ces bonnes raisons, répliqua mynheer Borrekens, en riant. Qui discute croit toujours avoir bon droit. A vrai dire, un argument d'écus ferait plus dans cette circonstance que cent mille belles paroles d'or, quoique le procès soit plut?t une affaire d'amour-propre qu'une affaire d'argent.
--Les juges décideront, puisqu'on me force à plaider!
--Plaider! Vous laisserez dire par la ville que le chevalier Rubens, dont chacun aime la générosité, le talent et la personne, a contesté à un Serment de ses compatriotes un droit qu'il est de leur devoir de défendre?
--Eh! que voulez-vous donc que je fasse? demanda Rubens non sans quelque impatience, car la pensée de ce procès lui était odieuse, et ma?tre Borrekens ne s'était que trop bien appliqué à lui en faire sentir les inconvénients.
--Il n'appartient point à un pauvre marchand de dentelles de donner un conseil à plus habile et plus éclairé que soi, répartit Borrekens en se réfugiant dans une hypocrite humilité; cependant, si vous me permettiez d'émettre mon opinion...
--Mais puisque je vous la demande! s'écria Rubens en se croisant les bras.
--Je disais hier aux arquebusiers: Vous avez envie d'un tableau de saint Christophe, pour la chapelle de votre Serment: eh bien! je vais prier le chevalier Rubens de vous faire ce saint Christophe, et qu'il ne soit plus question de rien entre nous!
---Soit! j'accepte. Vous aurez votre saint Christophe, quoiqu'un pareil sujet ne me plaise pas trop à traiter. D'autant plus que le géant me para?t un saint quelque peu apocryphe.
--Le patron des arquebusiers! Ne dites point de pareilles choses, mynheer Rubens... ne dites point de pareilles choses!... Au revoir, j'ai votre parole et je tiens l'affaire pour arrangée et convenue entre les deux parties.
Borrekens laissa s'éloigner Rubens et se prit à rire.
--Oh! la bonne idée qui m'est passée par la tête! Voici le Serment des arquebusiers qui va posséder un beau tableau de Rubens sans qu'il lui en co?te un _cromsleers_[1]. Allons vite prévenir mes collègues de ce que j'ai fait! Car, en vérité, mynheer Rubens ne nous a pas pris grand comme le pouce de terrain, aussi vrai que le procès que les arquebusiers veulent lui intenter n'existe que dans ma tête.
[Note 1: Petite monnaie du pays.]
En se parlant ainsi, ce mynheer Borrekens rentra dans son logis, et après avoir traversé un long corridor dallé en marbre, entra dans une vaste pièce d'un aspect assez froid et qui servait à la fois de salon, de salle à manger et de parloir.
L'unique fenêtre de cette chambre affectait une forme ogivale et prenait un jour papillotant à travers des centaines de vitres coloriées diversement et unies entre elles par un mince réseau de lamelles de plomb. Près de cette fenêtre, se tenait assise une jeune femme tellement absorbée dans sa profonde rêverie, que ses mains avaient laissé échapper le carreau à dentelles placé sur ses genoux, et qu'elle n'entendit point entrer le roi des arquebusiers.
C'était une de ces figures blondes et suaves telles que la Frise seule en produit; on e?t deviné que la jeune femme était née de l'autre c?té du Zuiderzée, quand bien même elle n'eut point porté la coiffure nationale des femmes léwardennes. Le front ceint de cette riche couronne d'or et enveloppée de voiles de dentelles, la tête penchée par un mouvement plein d'abandon, elle ressemblait ainsi à ces na?ves miniatures de reine que les rubricateurs du moyen age se complaisaient à tracer sur le vélin de leurs manuscrits.
--Toujours triste, toujours rêveuse! Thrée, fit mynheer Borrekens avec plus de tendresse qu'on n'aurait cru
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