Les Femmes de la Révolution | Page 6

Jules Michelet
déesse inspiratrice se retrouve dans chaque salon. Elles
dictent, corrigent, refont les discours qui, le lendemain, seront
prononcés aux clubs, à l'Assemblée nationale. Elles les suivent, ces
discours, vont les entendre aux tribunes; elles siègent, juges
passionnées, elles soutiennent de leur présence l'orateur faible ou
timide. Qu'il se relève et regarde... N'est-ce pas là le fin sourire de

madame de Genlis, entre ses séduisantes filles, la princesse et Paméla?
Et cet oeil noir, ardent de vie, n'est-ce pas madame de Staël? Comment
faiblirait l'éloquence?... Et le courage manquera-t-il devant madame
Roland?

V
LES FEMMES DU 6 OCTOBRE (89).
Les hommes ont fait le 14 juillet, les femmes le 6 octobre. Les hommes
ont pris la Bastille royale, et les femmes ont pris la royauté elle même,
l'ont mise aux mains de Paris, c'est-à-dire de la Révolution.
L'occasion fut la famine. Des bruits terribles circulaient sur la guerre
prochaine, sur la ligue de la reine et des princes avec les princes
allemands, sur les uniformes étrangers, verts et rouges, que l'on voyait
dans Paris, sur les farines de Corbeil qui ne venaient plus que de deux
jours l'un, sur la disette qui ne pouvait qu'augmenter, sur l'approche
d'un rude hiver... Il n'y a pas de temps à perdre, disait-on; si l'on veut
prévenir la guerre et la faim, il faut amener le roi ici; sinon, ils vont
l'enlever.
Personne ne sentait tout cela plus vivement que les femmes. Les
souffrances, devenues extrêmes, avaient cruellement atteint la famille
et le foyer. Une dame donna l'alarme, le samedi 3, au soir; voyant que
son mari n'était pas assez écouté, elle courut au café de Foy, y dénonça
les cocardes antinationales, montra le danger public. Le lundi, aux
halles, une jeune fille prit un tambour, battit la générale, entraîna toutes
les femmes du quartier.
Ces choses ne se voient qu'en France; nos femmes font des braves et le
sont. Le pays de Jeanne d'Arc, et de Jeanne de Montfort, et de Jeanne
Hachette, peut citer cent héroïnes. Il y en eut une à la Bastille, qui, plus
tard, partit pour la guerre, fut capitaine d'artillerie; son mari était soldat.
Au 18 juillet, quand le Roi vint à Paris, beaucoup de femmes étaient
armées. Les femmes furent à l'avant-garde de notre Révolution. Il ne

faut pas s'en étonner, elles souffraient davantage.
Les grandes misères sont féroces, elles frappent plutôt les faibles, elles
maltraitent les enfants, les femmes bien plus que les hommes. Ceux-ci
vont, viennent, cherchent hardiment, s'ingénient, finissent par trouver,
au moins pour le jour. Les femmes, les pauvres femmes, vivent, pour la
plupart, renfermées, assises, elles filent, elles cousent; elles ne sont
guère en état, le jour où tout manque, de chercher leur vie. Chose
douloureuse à penser, la femme, l'être relatif qui ne peut vivre qu'à
deux, est plus souvent seule que l'homme. Lui, il trouve partout la
société, se crée des rapports nouveaux. Elle, elle n'est rien sans la
famille. Et la famille l'accable; tout le poids porte sur elle. Elle reste au
froid logis, démeublé et dénué, avec des enfants qui pleurent, ou
malades, mourants, et qui ne pleurent plus... Une chose peu remarquée,
la plus déchirante peut-être au coeur maternel, c'est que l'enfant est
injuste. Habitué à trouver dans la mère une providence universelle qui
suffit à tout, il s'en prend à elle, durement, cruellement, de tout ce qui
manque, crie, s'emporte, ajoute à la douleur une douleur plus poignante.
Voilà la mère. Comptons aussi beaucoup de filles seules, tristes
créatures sans famille, sans soutien, qui, trop laides, ou vertueuses,
n'ont ni ami, ni amant, ne connaissent aucune des joies de la vie. Que
leur petit métier ne puisse plus les nourrir, elles ne savent point y
suppléer: elles remontent au grenier, attendent; parfois on les trouve
mortes, la voisine s'en aperçoit par hasard.
Ces infortunées n'ont pas même assez d'énergie pour se plaindre, faire
connaître leur situation, protester contre le sort. Celles qui agissent et
remuent, au temps des grandes détresses, ce sont les fortes, les moins
épuisées par la misère, pauvres plutôt qu'indigentes. Le plus souvent,
les intrépides qui se jettent alors en avant sont des femmes d'un grand
coeur, qui souffrent peu pour elles-mêmes, beaucoup pour les autres; la
pitié, inerte, passive chez les hommes, plus résignés aux maux d'autrui,
est chez les femmes un sentiment très-actif, très-violent, qui devient
parfois héroïque, et les pousse impérieusement aux actes les plus
hardis.
Il y avait, au 5 octobre, une foule de malheureuses créatures qui

n'avaient pas mangé depuis trente heures. Ce spectacle douloureux
brisait les coeurs, et personne n'y faisait rien; chacun se renfermait en
déplorant la dureté des temps. Le dimanche 4, au soir, une femme
courageuse, qui ne pouvait voir cela plus longtemps, court du quartier
Saint-Denis au Palais-Royal, elle se fait jour dans la foule bruyante
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