Les Femmes de la Révolution | Page 5

Jules Michelet
ne réfutent que trop la vaine polémique de
1787.]

IV
L'AMOUR ET L'AMOUR DE L'IDÉE (80-91).
Le caractère de ce moment unique, c'est que les partis y deviennent des
religions. Deux religions se posent en face, l'idolâtrie dévote et
royaliste, l'idéalité républicaine. Dans l'une, l'âme, irritée par le
sentiment de la pitié même, rejetée violemment vers le passé qu'on lui
dispute, s'acharne aux idoles de chair, aux dieux matériels qu'elle avait
presque oubliés. Dans l'autre, l'âme se dresse et s'exalte au culte de
l'idée pure; plus d'idoles, nul autre objet de religion que l'idéal, la patrie,
la liberté.
Les femmes, moins gâtées que nous par les habitudes sophistiques et
scolastiques, marchent bien loin devant les hommes dans ces deux
religions. C'est une chose noble et touchante, de voir parmi elles,
non-seulement les pures, les irréprochables, mais les moins dignes
même, suivre un noble élan vers le beau désintéressé, prendre la patrie
pour amie de coeur, pour amant le droit éternel.

Les moeurs changent-elles alors? non, mais l'amour a pris son vol vers
les plus hautes pensées. La patrie, la liberté, le bonheur du genre
humain, ont envahi les coeurs des femmes. La vertu des temps romains,
si elle n'est dans les moeurs, est dans l'imagination, dans l'âme, dans les
nobles désirs. Elles regardent autour d'elles où sont les héros de
Plutarque; elles les veulent, elles les feront. Il ne suffit pas, pour leur
plaire, de parler Rousseau et Mably. Vives et sincères, prenant les idées
au sérieux, elles veulent que les paroles deviennent des actes. Toujours
elles ont aimé la force. Elles comparent l'homme moderne à l'idéal de
force antique qu'elles ont devant l'esprit. Rien peut-être n'a plus
contribué que cette comparaison, cette exigence des femmes, à
précipiter les hommes, à hâter le cours rapide de notre révolution.
Cette société était ardente! Il nous semble, en y entrant, sentir une
brûlante haleine.
Nous avons vu, de nos jours, des actes extraordinaires, d'admirables
sacrifices, des foules d'hommes qui donnaient leurs vies; et pourtant,
toutes les fois que je me retire du présent, que je retourne au passé, à
l'histoire de la Révolution, j'y trouve bien plus de chaleur; la
température est tout autre. Quoi! le globe aurait-il donc refroidi depuis
ce temps?
Des hommes de ce temps-là m'avaient dit la différence, et je n'avais pas
compris. À la longue, à mesure que j'entrais dans le détail, n'étudiant
pas seulement la mécanique législative, mais le mouvement des partis,
non-seulement les partis, mais les hommes, les personnes, les
biographies individuelles, j'ai bien senti alors la parole des vieillards.
La différence des deux temps se résume d'un mot: On aimait.
L'intérêt, l'ambition, les passions éternelles de l'homme, étaient en jeu,
comme aujourd'hui; mais la part la plus forte encore était celle de
l'amour. Prenez ce mot dans tous les sens, l'amour de l'idée, l'amour de
la femme, l'amour de la patrie et du genre humain. Ils aimèrent et le
beau qui passe, et le beau qui ne passe point; deux sentiments mêlés
alors, comme l'or et le bronze, fondus dans l'airain de Corinthe[2].

[Note 2: À mesure qu'on entrent dans une analyse plus sérieuse de
l'histoire de ces temps, on découvrira la part souvent secrète, mais
immense, que le coeur a eue dans la destinée des hommes d'alors, quel
que fût leur caractère. Pas un d'eux ne fait exception; depuis Necker
jusqu'à Robespierre. Cette génération raisonneuse atteste toujours les
idées, mais les affections la gouvernent avec tout autant de puissance]
Les femmes règnent alors par le sentiment, par la passion, par la
supériorité aussi, il faut le dire, de leur initiative. Jamais, ni avant ni
après, elles n'eurent tant d'influence. Au dix-huitième siècle, sous les
encyclopédistes, l'esprit a dominé dans la société; plus tard, ce sera
l'action, l'action meurtrière et terrible. En 91, le sentiment domine, et,
par conséquent, la femme.
Le coeur de la France bat fort à cette époque. L'émotion, depuis
Rousseau, a été croissant. Sentimentale d'abord, rêveuse, époque
d'attente inquiète, comme une heure avant l'orage, comme dans un
jeune coeur l'amour vague avant l'amant. Souffle immense, en 89, et
tout coeur palpite... Puis 90, la Fédération, la fraternité, les larmes... En
91, la crise, le débat, la discussion passionnée.--Mais partout les
femmes, partout la passion individuelle dans la passion publique; le
drame privé, le drame social, vont se mêlant, s'enchevêtrant; les deux
fils se tissent ensemble; hélas! bien souvent, tout à l'heure, ensemble ils
seront tranchés!
Une légende anglaise circulait, qui avait donné à nos Françaises une
grande émulation. Mistress Macaulay, l'éminent historien des Stuarts,
avait inspiré au vieux ministre Williams tant d'admiration pour son
génie et sa vertu, que, dans une église même, il avait consacré sa statue
de marbre comme déesse de la Liberté.
Peu de femmes de lettres alors qui ne rêvent d'être la Macaulay de la
France. La
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