Madame Legros peut être enlevée d'un
moment à l'autre, enfermée, perdue pour toujours; tout le monde l'en
avertit. Le lieutenant de police la fait venir, la menace. Il la trouve
immuable, ferme; c'est elle qui le fait trembler.
Par bonheur, on lui ménage l'appui de madame Duchesne, femme de
chambre de Mesdames. Elle part pour Versailles, à pied, en plein hiver;
elle était grosse de sept mois... La protectrice est absente; elle court
après, gagne une entorse, et elle n'en court pas moins. Madame
Duchesne pleure beaucoup, mais hélas! que peut-elle faire? Une femme
de chambre contre deux ou trois ministres, la partie est forte! Elle tenait
en main la supplique; un abbé de cour, qui se trouve là, la-lui arrache
des mains, lui dit qu'il s'agit d'un enragé, d'un misérable, qu'il ne faut
pas s'en mêler.
Il suffit d'un mot pareil pour glacer Marie-Antoinette, à qui l'on en avait
parlé. Elle avait la larme à l'oeil. On plaisanta. Tout finit.
Il n'y avait guère en France d'homme meilleur que le roi. On finit par
aller à lui. Le cardinal de Rohan (un polisson, mais, après tout,
charitable) parla trois fois à Louis XVI, qui par trois fois refusa. Louis
XVI était trop bon pour ne pas en croire M. de Sartines, l'ancien
lieutenant de police. Il n'était plus en place, mais ce n'était pas une
raison pour le déshonorer, le livrer à ses ennemis. Sartines à part, il faut
le dire, Louis XVI aimait la Bastille, il ne voulait pas lui faire tort, la
perdre de réputation.
Le roi était très-humain. Il avait supprimé les bas cachots du Châtelet,
supprimé Vincennes, créé la Force pour y mettre les prisonniers pour
dettes les séparer des voleurs.
Mais la Bastille! la Bastille! c'était un vieux serviteur que ne pouvait
maltraiter à la légère la vieille monarchie. C'était un mystère de terreur,
c'était, comme dit Tacite--instrumentum regni.
Quand le comte d'Artois et la reine, voulant faire jouer Figaro, le lui
lurent, il dit seulement, comme objection sans réponse: «il faudrait
donc alors que l'on supprimât la Bastille?»
Quand la révolution de Paris eut lieu, en juillet 89, le roi, assez
insouciant, parut prendre son parti. Mais, quand on lui dit que la
municipalité parisienne avait ordonné la démolition de la Bastille, ce
fut pour lui comme un coup à la poitrine: «Ah! dit-il, voici qui est
fort!»
Il ne pouvait pas bien recevoir, en 1781 une requête qui compromettait
la Bastille. Il repoussa celle que Rohan lui présentait pour Latude. Des
femmes de haut rang insistèrent. Il fit alors consciencieusement une
étude de l'affaire, lut tous les papiers; il n'y en avait guère d'autres que
ceux de la police, ceux des gens intéressés à garder la victime en prison
jusqu'à la mort. Il répondit définitivement que c'était un homme
dangereux; qu'il ne pouvait lui rendre la liberté jamais.
Jamais! tout autre en fût resté là. Eh bien, ce qui ne se fait pas par le roi
se fera malgré le roi. Madame Legros persiste. Elle est accueillie des
Condé, toujours mécontents et grondeurs; accueillie du jeune duc
d'Orléans, de sa sensible épouse, la fille du bon Penthièvre; accueillie
des philosophes, de M. le marquis de Condorcet, secrétaire perpétuel de
l'Académie des sciences, de Dupaty, de Villette, quasi-gendre de
Voltaire, etc., etc.
L'opinion va grondant; le flot, le flot va montant. Necker avait chassé
Sartines; son ami et successeur Lenoir était tombé à son tour... La
persévérance sera couronnée tout à l'heure. Latude s'obstine à vivre, et
madame Legros s'obstine à délivrer Latude.
L'homme de la reine, Breteuil, arrive en 83, qui voudrait la faire adorer.
Il permet à l'Académie de donner le prix de vertu à madame Legros, de
la couronner... à la condition singulière qu'on ne motive pas la
couronne.
Puis, 1784, on arrache à Louis XVI la délivrance de Latude[1]. Et,
quelques semaines après, étrange et bizarre ordonnance qui prescrit aux
intendants de n'enfermer plus personne, à la requête des familles, que
sur raison bien motivée, d'indiquer le temps précis de la détention
demandée, etc. C'est-à-dire qu'on dévoilait la profondeur du
monstrueux abîme d'arbitraire où l'on avait tenu la France. Elle en
savait déjà beaucoup, mais le gouvernement en avouait davantage.
Madame Legros ne vit pas la destruction de la Bastille. Elle mourut peu
avant. Mais ce n'en est pas moins elle qui eut la gloire de la détruire.
C'est elle qui saisit l'imagination populaire de haine et d'horreur pour la
prison du bon plaisir qui avait enfermé tant de martyrs de la foi ou de
la pensée. La faible main d'une pauvre femme isolée brisa, en réalité, la
hautaine forteresse, en arracha les fortes pierres, les massives grilles de
fer, en rasa les tours.
[Note 1: Les lettres admirables de Latude sont encore inédites, sauf le
peu qu'a cité Delort. Elles
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