Les Femmes de la Révolution | Page 3

Jules Michelet
de madame Geoffrin, les monologues
éloquents de madame de Staël, le charme de la société d'Auteuil, de
madame Helvétius ou de madame Récamier, n'auraient pas changé le
monde, encore moins les femmes scribes, la plume infatigable de
madame de Genlis.
Ce qui, dès le milieu du siècle, changea toute la situation, c'est qu'en
ces premières lueurs de l'aurore d'une nouvelle foi, au coeur des
femmes, au sein des mères, se rencontrèrent deux étincelles: humanité,
maternité.
Et de ces deux étincelles, ne nous en étonnons pas, sortit un flot brûlant
d'amour et de féconde passion, une maternité surhumaine.

III
HÉROÏSME DE PITIÉ.--UNE FEMME A DÉTRUIT LA BASTILLE.
La première apparition des femmes dans la carrière de l'héroïsme (hors
de la sphère de la famille) eut lieu, on devait s'y attendre, par un élan de

pitié.
Cela se fût vu en tout temps, mais, ce qui est vraiment du grand siècle
d'humanité, ce qui est nouveau et original, c'est une persistance
étonnante dans une oeuvre infiniment dangereuse, difficile et
improbable, une humanité intrépide qui brava le péril, surmonta tout
obstacle et dompta le temps.
Et tout cela, pour un être qui peut-être à d'autres époques n'eût intéressé
personne, qui n'avait guère pour lui que d'être homme et
très-malheureux!
Nulle légende plus tragique que celle du prisonnier Latude; nulle plus
sublime que celle de sa libératrice, madame Legros.
Nous ne conterons pas l'histoire de la Bastille, ni celle de Latude, si
connue. Il suffit de dire que, pendant que toutes les prisons s'étaient
adoucies, celle-ci s'était endurcie. Chaque année on aggravait, on
bouchait les fenêtres, on ajoutait des grilles.
Il se trouva qu'en ce Latude, la vieille tyrannie imbécile avait enfermé
l'homme le plus propre à la dénoncer, un homme ardent et terrible, que
rien ne pouvait dompter, dont la voix ébranlait les murs, dont l'esprit,
l'audace, étaient invincibles... Corps de fer indestructible qui devait
user toutes les prisons, et la Bastille, et Vincennes, et Charenton, enfin
l'horreur de Bicêtre, où tout autre aurait péri.
Ce qui rend l'accusation lourde, accablante, sans appel, c'est que cet
homme, tel quel, échappé deux fois, se livra deux fois lui-même. Une
fois, de sa retraite, il écrit à madame de Pompadour, et elle le fait
reprendre! La seconde fois, il va à Versailles, veut parler au roi, arrive à
son antichambre, et elle le fait reprendre... Quoi! l'appartement du roi
n'est donc pas un lieu sacré!...
Je suis malheureusement obligé de dire que dans cette société molle,
faible, caduque, il y eut force philanthropes, ministres, magistrats,
grands seigneurs, pour pleurer sur l'aventure; pas un ne fit rien.
Malesherbes pleura, et Lamoignon, et Rohan, tous pleuraient à chaudes

larmes.
Il était sur son fumier à Bicêtre, mangé des poux =à la lettre=, logé sous
terre, et souvent hurlant de faim. Il avait encore adressé un mémoire à
je ne sais quel philanthrope, par un porte-clef ivre. Celui-ci
heureusement le perd, une femme le rainasse. Elle le lit, elle frémit, elle
ne pleure pas, celle-ci, mais elle agit à l'instant.
Madame Legros était une pauvre petite mercière qui vivait de son
travail, en cousant dans sa boutique; son mari, coureur de cachets,
répétiteur de latin. Elle ne craignit pas de s'embarquer dans cette
terrible affaire. Elle vit, avec un ferme bon sens, ce que les autres ne
voyaient pas, ou bien voulaient ne pas voir: que le malheureux n'était
pas fou, mais victime d'une nécessité affreuse de ce gouvernement,
obligé de cacher, de continuer l'infamie de ses vieilles fautes. Elle le vit,
et elle ne fût point découragée, effrayée. Nul héroïsme plus complet:
elle eut l'audace d'entreprendre, la force de persévérer, l'obstination du
sacrifice de chaque jour et de chaque heure, le courage de mépriser les
menaces, la sagacité et toutes les saintes ruses, pour écarter, déjouer les
calomnies des tyrans.
Trois ans de suite, elle suivit son but avec une opiniâtreté inouïe dans le
bien, mettant à poursuivre le droit, la justice, cette âpreté singulière du
chasseur ou du joueur, que nous ne mettons guère que dans nos
mauvaises passions.
Tous les malheurs sur la route, et elle ne lâche pas prise. Son père
meurt, sa mère meurt; elle perd son petit commerce; elle est blâmée de
ses parents, vilainement soupçonnée. On lui demande si elle est la
maîtresse de ce prisonnier auquel elle s'intéresse tant. La maîtresse de
cette ombre, de ce cadavre dévoré par la gale et la vermine!
La tentation des tentations, le sommet, la pointe aiguë du Calvaire, ce
sont les plaintes, les injustices, les défiances de celui pour qui elle s'use
et se sacrifie!
Grand spectacle de voir cette femme pauvre, mal vêtue, qui s'en va de
porte en porte, faisant la cour aux valets pour entrer dans les hôtels,

plaider sa cause devant les grands, leur demander leur appui.
La police frémit, s'indigne.
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 84
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.