tenait le bras gauche, quand il doit frapper des deux mains...?
«Dis-moi donc, femme aimée! puisque nous sommes encore à cette
table de famille où je ne serai pas toujours, dis-moi, avant ce sauvage
duel, quelque part qu'il me mène, seras-tu de coeur avec moi?... Tu
t'étonnes, tu jures en pleurant... Ne jure pas, je crois tout. Mais je
connais ta discorde intérieure. Que feras-tu dans ces extrémités où la
lutte actuelle nous conduira demain?
«À cette table où nous sommes deux aujourd'hui et où tu seras seule,
élève et fortifie ton coeur. Mets devant toi l'histoire héroïque de nos
mères, lis ce qu'elles ont fait et voulu, leurs dévouements suprêmes,
leur glorieuse foi de 89, qui, dans une si profonde union, dressa l'autel
de l'avenir.
«Age heureux d'actes forts, de grandes souffrances, mais associées,
d'union dans la lutte, de communauté dans la mort!... âge où les coeurs
battirent dans une telle unité d'idée, que l'Amour ne se distingua plus de
la Patrie!
«Plus grande aujourd'hui est la lutte, elle embrasse toute nation,--plus
profonde, elle atteindra demain la plus intime fibre morale. Ce jour-là,
que feras-tu pour moi? Demande à l'histoire de nos mères, à ton coeur,
à la foi nouvelle, pour qui celui que tu aimes veut combattre, vivre et
mourir.
«Qu'elle soit ferme en moi! et que Dieu dispose... Sa cause est avec
moi... La fortune y sera aussi et la félicité, quoi qu'il arrive, si toi,
uniquement aimée, tu me restes entière, et si, unie dans mon effort et ne
faisant qu'un coeur, tu traverses héroïque cette crise suprême d'où va
surgir un monde.»
II
INFLUENCE DES FEMMES AU DIX-HUITIÈME
SIÈCLE.--MATERNITÉ.
Tout le monde a remarqué la fécondité singulière des années 1768,
1769 et 1770, si riches en enfants de génie, ces années qui produisent
les Bonaparte, les Fourier, les Saint-Simon, les Chateaubriand, les de
Maistre, les Walter Scott, les Cuvier, les Geoffroy Saint-Hilaire, les
Bichat, les Ampère, un incroyable flot d'inventeurs dans les sciences.
Une autre époque, antérieure de dix ans (vers 1760), n'est pas moins
étonnante. C'est celle qui donna la génération héroïque qui féconda de
son sang le premier sillon de la liberté, celle qui, de ce sang fécond, a
fait et doué la Patrie; c'est la Gironde et la Montagne, les Roland et les
Robespierre, les Vergniaud et les Danton, les Camille Desmoulins; c'est
la génération pure, héroïque et sacrifiée qui forma les armées
invincibles de la République, les Kléber et tant d'autres.
La richesse de ces deux moments, ce luxe singulier de forces qui
surgissent tout à coup, est-ce un hasard? Selon nous, il n'y a nul hasard
en ce monde.
Non, la cause naturelle et très-simple du phénomène, c'est la sève
exubérante dont ce moment déborda.
La première date (1760 environ), c'est l'aube de Rousseau, le
commencement de son influence, au premier et puissant effet du livre
d'Émile, la vive émotion des mères qui veulent allaiter et se serrent au
berceau de leur enfant.
La seconde date est le triomphe des idées du siècle, non-seulement par
la connaissance universelle de Rousseau, mais par la victoire prévue de
ses idées dans les lois, par les grands procès de Voltaire, par ses
sublimes défenses de Sirven, Calas et la Barre. Les femmes se turent, se
recueillirent sous ces émotions puissantes, elles couvèrent le salut à
venir. Les enfants à cette heure portent tous un signe au front.
Puissantes générations sorties des hautes pensées d'un amour agrandi,
conçues de la flamme du ciel, nées du moment sacré, trop court, où la
femme, à travers la passion, entrevit, adora l'Idée.
Le commencement fut beau. Elles entrèrent dans les pensées nouvelles
par celle de l'éducation, par les espérances, les voeux de la maternité,
par toutes les questions que l'enfant soulève dès sa naissance en un
coeur de femme, que dis-je? dans un coeur de fille, bien longtemps
avant l'enfant: «Ah! qu'il soit heureux, cet enfant! qu'il soit bon et grand!
qu'il soit libre!... Sainte liberté antique, qui fis les héros, mon fils
vivra-t-il dans ton ombre?...» Voilà les pensées des femmes, et voilà
pourquoi dans ces places, dans ces jardins où l'enfant joue sous les
yeux de sa mère ou de sa soeur, vous les voyez rêver et lire... Quel est
ce livre que la jeune fille, à votre approche, a si vite caché dans son sein?
Quelque roman? l'Héloïse? Non, plutôt les Vies de Plutarque, ou le
Contrat social.
La puissance des salons, le charme de la conversation, furent alors,
quoi qu'on ait dit, secondaires dans l'influence des femmes. Elles
avaient eu ces moyens au siècle de Louis XIV. Ce qu'elles eurent de
plus au dix-huitième, et qui les rendit invincibles, fut l'amour
enthousiaste, la rêverie solitaire des grandes idées, et la volonté d'être
mères, dans toute l'extension et la gravité de ce mot.
Les spirituels commérages
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