Les Deux Gentilshommes de Vérone | Page 8

William Shakespeare
avec répugnance, reprenez-les.--Reprenez-les donc.
VALENTIN.--Madame, ils sont pour vous.
SILVIE.--Oui, oui, vous les avez écrits, monsieur, à ma prière; mais je
n'en veux pas, ils sont pour vous; j'aurais désiré qu'ils fussent inspirés
par un sentiment plus tendre.
VALENTIN.--Si vous le désirez, madame, je vais en recommencer une
autre.
SILVIE.--Et quand elle sera écrite, lisez-la pour l'amour de moi. Si elle
vous plaît, c'est bien; sinon, alors, c'est bien encore.
VALENTIN.--Si elle me plaît, madame! Quoi donc?
SILVIE.--Oui, si elle vous plaît, gardez-la pour votre peine, et bonjour,
mon serviteur.
(Elle sort.)
SPEED.--O finesse inaperçue, inexplicable, invisible comme le nez au
milieu du visage ou une girouette sur la pointe d'un clocher. Mon
maître lui fait la cour, et elle a enseigné à son amant, qui était son

écolier, le moyen de devenir son professeur. O l'excellente ruse! en
imagina-t-on jamais une plus adroite? Comment! choisir mon maître
pour secrétaire, pour s'écrire la lettre à lui-même!
VALENTIN.--Eh bien! faquin, sur quoi raisonnes-tu là tout seul?
SPEED.--Moi, monsieur, je faisais des rimes. C'est vous qui avez la
raison.
VALENTIN.--De faire quoi?
SPEED.--De servir d'interprète à madame Silvie.
VALENTIN.--Pour qui?
SPEED.--Pour vous-même. Comment! elle vous fait la cour par figure?
VALENTIN.--Quelle figure?
SPEED.--Par une lettre, veux-je dire.
VALENTIN.--Mais elle ne m'a point écrit.
SPEED.--A quoi bon vous écrire, puisqu'elle vous a fait écrire à
vous-même? Comment! vous ne vous apercevez pas de l'artifice?
VALENTIN.--Non, crois-moi.
SPEED.--Non certainement, en vous croyant, monsieur; mais vous
n'avez donc pas remarqué ses instances[28]?
[Note 28: Her earnest, son air sérieux, ses instances, et aussi ses arrhes.
Speed ne laisse pas échapper une seule occasion de faire un jeu de
mots.]
VALENTIN.--Elle ne m'a rien donné qu'un reproche.
SPEED.--Mais elle vous a donné une lettre?

VALENTIN.--C'est la lettre que j'ai écrite à son ami.
SPEED.--Cette lettre, elle l'a remise; et voilà qui explique tout.
VALENTIN.--Je voudrais bien qu'il n'y eût rien de pire.
SPEED.--Je vous garantis que c'est comme je vous le dis: _car vous lui
avez souvent écrit, et elle, par modestie ou faute d'un moment de loisir,
elle n'a pu vous répondre, peut-être aussi elle a craint qu'un messager
ne trahit le secret de son coeur, et voilà pourquoi elle a voulu que son
amant lui-même écrivit à son amant_. Tout ce que je vous dis est vrai à
la lettre.--Mais à quoi rêvez-vous là, monsieur? voici l'heure de dîner.
VALENTIN.--J'ai dîné.
SPEED.--Fort bien; mais écoutez-moi, monsieur: quoique l'Amour, ce
caméléon[29], puisse vivre d'air, je suis un de ceux qui se nourrissent
de mets solides, et je voudrais bien avoir à manger. Ah! ne soyez pas
comme votre maîtresse; laissez-vous émouvoir, laissez-vous émouvoir.
(Ils sortent.)
[Note 29: On a cru longtemps que le caméléon se nourrissait d'air.]

SCÈNE II
Vérone.--Appartement dans la maison de Julie.
Entrent PROTÉO, JULIE.
PROTÉO.--Prenez patience, ma chère Julie.
JULIE.--Il le faut bien, puisqu'il n'y a plus de remède.
PROTÉO.--Aussitôt qu'il me sera possible, je reviendrai.
JULIE.--Si vous ne changez pas, votre retour sera bien plus prompt.
Gardez ce souvenir pour l'amour de Julie.

(Elle lui donne son anneau.)
PROTÉO.--Alors, nous ferons donc un échange; tenez, prenez ceci.
JULIE.--Scellons cet accord d'un tendre et saint baiser.
PROTÉO.--Voici ma main pour gage d'une éternelle constance; et si
jamais il se passe une heure dans le jour où je ne soupire pas pour ma
Julie, que l'heure suivante m'amène quelque grand malheur qui me
punisse d'avoir oublié mon amante! Mon père m'attend; ne me
répondez plus rien. C'est l'heure de la marée, non pas celle de tes
larmes. Ces flots-là m'arrêteraient plus longtemps que je ne dois.
(_Julie sort._)--Adieu, ma Julie.--Quoi! elle me quitte sans dire une
parole.--Ah! c'est là le véritable amour; il ne peut parler; et la sincérité
se prouve mieux par les actions que par les paroles.
(Arrive Panthino.)
PANTHINO.--Seigneur Protéo, on vous attend.
PROTÉO.--Allons, je viens, je viens. Hélas! cette séparation rend les
pauvres amants muets.
(Ils sortent.)

SCÈNE III
Milan.--Une rue.
LAUNCE entre en conduisant un chien.
LAUNCE.--Non, cette heure se passera encore avant que j'aie fini de
pleurer; toute la race des Launce a ce défaut. J'ai reçu ma part comme
l'enfant prodigue, et je vais accompagner le seigneur Protéo à la cour de
l'empereur. Je crois que mon chien Crab est le plus insensible des
chiens; ma mère pleurait, mon père gémissait, ma soeur criait, notre
servante hurlait, notre chat se tordait les mains, et toute la maison était

dans la plus profonde douleur; et cependant ce roquet au coeur dur n'a
pas versé une larme.--C'est une pierre, un véritable caillou, et il n'y a
pas plus de pitié en lui que dans un chien. Un juif aurait pleuré en
voyant nos adieux; au point que ma grand'mère, qui n'a point d'yeux,
s'est rendue aveugle à force de pleurer à notre séparation.--Voyons, je
vais vous montrer comme tout
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