Les Deux Gentilshommes de Vérone | Page 9

William Shakespeare
cela est arrivé.--Ce soulier est mon père;
non, ce soulier gauche, c'est mon père; non, non, ce soulier gauche est
ma mère; non, cela ne peut pas être non plus.--Oui, c'est cela, c'est
cela.--Il a la plus mauvaise semelle.--Ce soulier qui est percé, c'est ma
mère; et celui-ci, c'est mon père.--Je veux être pendu si cela n'est pas
vrai.--A présent, monsieur, ce bâton est ma soeur; car, vous le voyez,
elle est blanche comme un lis, et elle est aussi mince qu'une baguette.
Ce chapeau, c'est Annette, notre servante; je suis le chien; non, le chien
est lui-même, et je suis le chien.--Ha! ha! le chien est moi, et je suis
moi!--Oui. oui, c'est cela.--Maintenant, je m'en vais à mon père: _Mon
père, votre bénédiction._--Maintenant, le soulier devrait tant pleurer,
qu'il ne peut dire un mot.--Maintenant j'embrasse mon père; eh bien! il
pleure encore davantage.--Maintenant je vais à ma mère. Oh! si à
présent elle pouvait parler! mais elle est comme une femme de bois.
Allons, que je l'embrasse.--Oui, et voilà que ma mère a perdu la
respiration. Maintenant je m'en vais à ma soeur.--Entendez-vous ses
gémissements?--Et le chien pendant tout ce temps-là ne répand pas une
larme, ne dit pas un mot. Mais voyez comme j'abats ici la poussière
avec mes larmes!
(Entre Panthino.)
PANTHINO.--Launce, allons, allons, à bord. Ton maître est déjà sur le
vaisseau, et il te faut courir après lui à force de rames. Qu'y a-t-il donc?
pourquoi pleures-tu? Allons, baudet, tu perdras la marée si tu restes ici
plus longtemps.
LAUNCE.--Qu'importe que la marée soit perdue! c'est le plus cruel
amarré que jamais homme ait _amarré_[30].
[Note 30: Amarré, attaché.]
PANTHINO.--Que veux-tu dire par marée cruelle?

LAUNCE.--Eh! celui qui est _amarré_ ici. Crab, mon chien.....
PANTHINO.--Bah! imbécile; je veux dire que tu perdras _le flux_; et
en perdant le flux, tu perdras ton voyage; et perdant ton voyage, tu
perdras ton maître, et perdant ton maître, tu perdras ton service; perdant
ton service... pourquoi veux-tu me fermer la bouche?
LAUNCE.--De peur que tu ne perdes ta langue.
PANTHINO.--Comment pourrais-je perdre ma langue?
LAUNCE.--Dans ton conte.
PANTHINO.--Dans ta queue[31].
LAUNCE.--Moi, perdre la marée, le voyage, le maître et le
service?--La marée! tu ne sais donc pas que si la mer était tarie, je la
remplirais de mes larmes; et que si les vents étaient tombés, je
pousserais le bateau avec mes soupirs?
PANTHINO.--Allons, partons, Launce; on m'a envoyé t'appeler.
LAUNCE.--Appelle-moi[32] comme tu voudras.
PANTHINO.--Veux-tu t'en aller?
LAUNCE.--Oui, je m'en vais.
(Ils sortent.)
[Note 31: Tail, queue, et tale conte, se prononcent de même.]
[Note 32: To call, appeler, chercher.]

SCÈNE IV
Milan.--Appartement dans le palais du duc.

VALENTIN, SILVIE, THURIO et SPEED.
SILVIE.--Mon serviteur!
VALENTIN.--Ma maîtresse!
SPEED.--Monsieur, le seigneur Thurio ne vous voit pas d'un bon oeil.
VALENTIN.--Oui, mon garçon, c'est l'amour qui en est cause.
SPEED.--Pas l'amour qu'il a pour vous.
VALENTIN.--Alors celui qu'il a pour ma maîtresse?
SPEED.--Il serait bon que vous le corrigeassiez.
SILVIE, _à Valentin_.--Mon serviteur, vous êtes triste.
VALENTIN.--Il est vrai que je le parais.
THURIO.--Paraissez-vous ce que vous n'êtes pas?
VALENTIN.--Cela est possible.
THURIO.--Vous vous contrefaites donc?
VALENTIN.--Comme vous.
THURIO.--En quoi parais-je ce que je ne suis pas?
VALENTIN.--Sage.
THURIO.--Quelle preuve avez-vous du contraire?
VALENTIN.--Votre folie.
THURIO.--Et où trouvez-vous ma folie?
VALENTIN.--Je la trouve dans votre pourpoint[33].

[Note 33: To quote, citer, et coat, habit, se prononcent de même.]
THURIO.--Mon pourpoint est un doublé.
VALENTIN.--Eh bien! je doublerai votre folie.
THURIO.--Comment?
SILVIE.--Quoi, vous êtes fâché, seigneur Thurio? Vous changez de
couleur.
VALENTIN.--Laissez-le faire, madame, c'est une espèce de
_caméléon_.
THURIO.--Qui a beaucoup plus d'envie de vivre de votre sang que de
votre air.
VALENTIN.--Vous avez dit, monsieur?
THURIO.--Oui, monsieur, et fini aussi pour cette fois.
VALENTIN.--Je le sais, monsieur; vous avez toujours fini avant de
commencer.
SILVIE.--Une jolie volée de paroles, messieurs, et vivement tuées.
VALENTIN.--Cela est vrai, madame, et nous en remercions la
donneuse.
SILVIE.--Et qui est-ce, mon serviteur?
VALENTIN.--Vous-même, madame, car vous nous avez donné le feu.
M. Thurio emprunte son esprit aux regards de Votre Seigneurie, et il
dépense gracieusement ce qu'il emprunte en votre compagnie.
THURIO.--Monsieur, si vous dépensiez avec moi parole pour parole,
j'aurais bientôt fait faire banqueroute à votre esprit.
VALENTIN.--Je le sais bien, monsieur; vous tenez une banque de

paroles, et c'est, je pense, la seule monnaie dont vous payez vos gens;
car il paraît, à leur livrée râpée, qu'ils ne vivent que de paroles toutes
sèches.
SILVIE.--C'en est assez, messieurs, c'en est assez; voici mon père.
(Le duc entre.)
LE DUC.--Eh bien! Silvia, ma fille, te voilà serrée de bien près, te voilà
fortement assiégée.--Seigneur Valentin, votre père est en bonne santé.
Que diriez-vous à la lettre d'un de vos amis qui vous annonce de
très-bonnes nouvelles?
VALENTIN.--Monseigneur, je serai reconnaissant envers tout
messager venu de là qui m'apportera de bonnes nouvelles.
LE DUC.--Connaissez-vous don
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