Les Deux Gentilshommes de Vérone | Page 6

William Shakespeare
qu'il nous introduira, on ne sait
par quel caprice, à la cour du duc.]
ANTONIO.--Je le sais.
PANTHINO.--Il serait bon, ce me semble, d'y envoyer aussi votre fils;
là il pourra s'exercer dans les joutes et les tournois, entendre un beau
langage, converser avec des hommes d'un sang illustre, et se former à
tous les exercices dignes de sa jeunesse et de la noblesse de sa
naissance.

ANTONIO.--J'aime tes avis, tu m'as très-bien conseillé; et, pour
montrer combien j'approuve ton projet, je veux que sur-le-champ il soit
exécuté, et que mon fils parte le plus tôt possible pour la cour de
l'empereur.
PANTHINO.--Demain, si cela vous convient, il peut accompagner
Alphonse et quelques autres gentilshommes de bonne réputation, qui
vont saluer l'empereur et lui offrir leurs services.
ANTONIO.--Bonne compagnie; demain Protéo partira avec eux; et,
puisque le voici fort à propos, je vais lui déclarer net ma résolution.
(Entre Protéo.)
PROTÉO, _à l'écart._--O douce amie! douces lignes! douce existence!
Voilà sa main! l'interprète de son coeur! Voici ses serments d'amour, et
le gage de son honneur. Ah! si nos pères pouvaient approuver nos
amours, et sceller par leur consentement notre bonheur. O céleste Julie!
ANTONIO.--Comment! Quelle est donc cette lettre que vous lisez là?
PROTÉO.--Sous le bon plaisir de Votre Seigneurie, ce sont deux mots
d'amitié que m'envoie Valentin, et qui m'ont été remis par un ami qui
arrive de Milan.
ANTONIO.--Prêtez-moi cette lettre, que je voie les nouvelles.
PROTÉO.--Il n'y a aucune nouvelle, seigneur; il m'écrit seulement
combien la vie qu'il mène est heureuse, combien il est aimé par
l'empereur; il me souhaite avec lui pour partager son bonheur.
ANTONIO.--Et que pensez-vous de son désir?
PROTÉO.--Je pense, seigneur, comme un fils obéissant qui dépend de
son père, et non des voeux de l'amitié.
ANTONIO.--Ma volonté s'accorde parfaitement avec son désir; n'allez
pas hésiter sur un parti que je vous propose si brusquement; car ce que
je veux, je le veux, et tout finit là. Je suis décidé à vous envoyer passer

quelque temps, avec Valentin, à la cour de l'empereur. Vous recevrez
de moi une pension semblable à celle que sa famille lui donne pour sa
subsistance. Soyez prêt à partir dès demain: point de prétextes. Je le
veux absolument.
PROTÉO.--Mais, seigneur, je ne puis pas sitôt être pourvu de tout; je
vous conjure de m'accorder un jour ou deux.
ANTONIO.--Vois-tu, tout ce dont tu auras besoin, on te l'enverra
quand tu seras parti; plus de retard; il faut partir demain. Suis-moi,
Panthino; tu vas t'occuper de hâter ses préparatifs.
(Antonio et Panthino sortent.)
PROTÉO, seul.--Ainsi j'ai évité le feu dans la crainte de me brûler, et je
me suis jeté dans la mer où je me suis noyé. Je craignais de montrer à
mon père la lettre de Julie, de peur qu'il n'eût des objections à mon
amour; et c'est de mon excuse même qu'il se prévaut contre mon amour.
Oh! que le printemps de l'amour ressemble bien à l'éclat incertain d'un
jour d'avril, qui tantôt montre toute la beauté du soleil, et qu'à chaque
instant un nuage vient obscurcir!
(Panthino revient.)
PANTHINO.--Seigneur Protéo, votre père vous demande. Il est
très-pressé: ainsi, je vous prie, allez vite.
PROTÉO.--Quoi, j'en suis là! Mon coeur y consent, et mille fois
cependant il me dit non.
(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I
Milan. Appartement dans le palais du duc.
VALENTIN et SPEED.
SPEED.--Votre gant, monsieur.
VALENTIN.--Ce n'est pas le mien; j'ai mes gants.
SPEED.--Celui-ci, cependant, pourrait bien être aussi le vôtre, quoiqu'il
n'y en ait qu'un[21].
[Note 21: Il paraît que on et one se prononçaient jadis de même. Speed
joue ici sur ces deux mots.]
VALENTIN.--Laisse-moi le voir; ah! oui, donne, il est à moi! doux
ornement qui pare une main divine!--Ah! Silvie, Silvie!
SPEED.--Madame Silvie! madame Silvie!
VALENTIN.--Eh bien! faquin.
SPEED.--Oh! monsieur, elle n'est pas là pour nous entendre.
VALENTIN.--Qui t'a commandé de l'appeler?
SPEED.--Vous-même, monsieur, ou je ne vous ai pas bien compris.
VALENTIN.--Je vous dis que vous êtes trop empressé.
SPEED.--Et j'ai été grondé hier d'être trop lent.
VALENTIN.--Allons, c'est bien; dis-moi si tu connais madame Silvie!
SPEED.--Celle qu'aime Votre Honneur?
VALENTIN.--Comment sais-tu que je l'aime?

SPEED.--Ma foi! par tous ces signes particuliers: d'abord, vous avez
appris, à l'exemple du seigneur Protéo, à croiser vos bras comme un
homme mécontent, à goûter une chanson d'amour comme un
rouge-gorge, à vous promener seul comme un pestiféré, à soupirer
comme un écolier qui a perdu son A b c, à pleurer comme une jeune
fille qui vient d'enterrer sa grand'mère, à jeûner comme un malade qui
est à la diète, à veiller les nuits comme un homme qui craint les voleurs,
à parler d'un ton plaintif comme un mendiant à la Toussaint[22]. Vous
aviez coutume, quand vous vous mettiez à rire, de chanter comme un
coq; quand vous
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