Les Deux Gentilshommes de Vérone | Page 5

William Shakespeare
chanteriez-vous pas vous-même?
LUCETTE.--Je ne puis monter si haut.
JULIE.--Voyons votre chanson.--Eh bien! mignonne?
LUCETTE.--Continuez sur ce ton et vous la chanterez, et pourtant je
n'aime pas ce ton-là.
JULIE.--Vous ne l'aimez pas?
LUCETTE.--Non madame, il est trop aigu[17].
JULIE.--Et vous, mignonne, trop impertinente.
LUCETTE.--Ah! maintenant vous êtes trop dans le mineur[18], et vous
détruisez l'harmonie par une dissonance trop dure; il ne manque qu'un
ténor pour accompagner votre chanson.
[Note 15: Light of love, lumière d'amour ou légère d'amour.]

[Note 16: Burden, refrain ou fardeau.]
[Note 17: You are too sharp, vous êtes trop dans le _dièze_, équivoque
sur le mot sharp.]
[Note 18: You are too flat, vous êtes trop dans le _bémol_.]
JULIE.--Le ténor est étouffé par votre basse continue.
LUCETTE.--A vrai dire, je fais la basse pour Protéo.
JULIE.--Ce bavardage ne m'importunera plus; voici le billet avec la
protestation (_Elle déchire la lettre_.) Allez, allez-vous-en, et laissez là
ce papier, vous voudriez le toucher pour me mettre en colère.
LUCETTE.--Elle s'y prend d'une manière étrange, mais elle serait
charmée d'avoir à se fâcher pour une seconde lettre.
(Elle sort.)
JULIE, seule.--Ah! plût à Dieu que je ressentisse ce courroux contre
cette lettre! O mains haïssables, d'avoir déchiré des paroles si tendres!
Ingrats frelons, qui vous nourrissez du miel le plus doux et qui percez
de vos dards l'abeille qui vous le donne! Pour expier ma faute, je
baiserai chaque fragment de cette lettre. Ici est écrit: _tendre Julie_; ah!
plutôt _cruelle Julie!_ Pour te punir de ton ingratitude, je jette ton nom
sur ces pierres et je foule à mes pieds ton dédain. Voyez. Ici est écrit:
_Protéo blessé d'amour_. Pauvre nom blessé, je veux te recueillir dans
mon sein comme dans un lit, jusqu'à ce que ta blessure soit bien guérie,
et voilà comme je la soude avec un baiser souverain. Mais le nom de
_Protéo_ était écrit plusieurs fois.....--Retiens ton haleine, bon zéphyr,
n'emporte pas un seul mot, et que je retrouve chaque syllabe de la
lettre..... excepté mon nom; pour lui, qu'un tourbillon l'enlève sur la
cime affreuse d'un rocher désert suspendu sur les eaux, et que de là il
l'entraîne dans les flots de la mer irritée! Vois, dans une seule ligne son
nom est écrit deux fois: _Le pauvre malheureux Protéo, le passionné
Protéo..... à la douce Julie_; oui, je veux mettre ces derniers mots en
pièces.--Et cependant, non. Il a si bien su les réunir à son nom infortuné,

que je veux les plier ensemble. Allons, baisez-vous, embrassez-vous,
disputez-vous, faites ce que vous voudrez.
(Lucette revient.)
LUCETTE.--Madame, le dîner est prêt, et votre père vous attend.....
JULIE.--Eh bien! allons.
LUCETTE.--Comment? Est-ce que ces papiers vont raconter des
histoires?
JULIE.--Si vous en faites cas, il vaut mieux les relever.
LUCETTE.--Moi, l'on m'a _relevée_ pour les avoir posés à terre;
cependant il ne faut pas qu'il y restent, de peur qu'ils n'y prennent froid.
JULIE.--Je vois que vous vous souvenez de loin.
LUCETTE.--Vraiment, madame, vous pouvez dire ce que vous voyez.
Je vois aussi les choses, bien que vous vous imaginiez que je ferme les
yeux.
JULIE.--Allons, allons, vous plaît-il de me suivre?
(Elles sortent.)

SCÈNE III
Appartement de la maison d'Antonio.
ANTONIO ET PANTHINO.
ANTONIO.--Dites-moi, Panthino, quel est le grave discours que mon
frère vous tenait dans le cloître?
PANTHINO.--Il parlait de son neveu Protéo, de votre fils.

ANTONIO.--Et qu'en a-t-il dit?
PANTHINO.--Il s'étonne que Votre Seigneurie souffre qu'il passe ici sa
jeunesse, tandis que tant d'autres pères, de moindre distinction,
envoient voyager leurs fils pour chercher de l'avancement, les uns à la
guerre pour y tenter fortune, les autres à la découverte des îles
lointaines[19], d'autres pour s'instruire dans les universités savantes. Il
dit que votre fils Protéo était propre à réussir dans la plupart de ces
exercices, et même dans tous; et il me conjurait de vous importuner de
ne plus lui laisser perdre son temps au logis, car ce serait un grand
inconvénient pour lui, dans un âge avancé, de ne pas avoir voyagé dans
sa jeunesse.
[Note 19: Les fils de bonne maison voyageaient fréquemment du temps
de Shakspeare, qui regardait les voyages comme propres à former le
caractère et les idées.]
ANTONIO.--Tu n'as pas grand besoin de m'importuner pour cela; il y a
plus d'un mois que j'y rêve. J'ai bien remarqué la perte de son temps, et
comment, sans l'étude et la connaissance du monde, il ne peut jamais
devenir un homme parfait. L'expérience s'acquiert par l'application et se
perfectionne pas le cours rapide du temps. Dis-moi donc où il serait le
plus à propos de l'envoyer.
PANTHINO.--Je pense que Votre Seigneurie n'ignore pas que son ami,
le jeune Valentin, est attaché à la cour royale de l'empereur[20].
[Note 20: Les empereurs tenaient quelquefois leur cour à Milan; mais, à
peine le poëte nous y aura-t-il conduits
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 30
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.