Les Deux Gentilshommes de Vérone | Page 4

William Shakespeare
fall,
tomber.]
LUCETTE.--Oui, madame, afin de ne pas trébucher sans vous y
attendre.
JULIE.--Et de toute la belle troupe de gentilshommes que tu vois tous
les jours me faire la cour, lequel est à ton avis le plus digne d'amour?
LUCETTE.--S'il vous plait, répétez-moi leurs noms, je vous dirai ce
que je pense suivant mes faibles lumières.
JULIE.--Que penses-tu du beau chevalier Églamour[12]?
[Note 12: Il ne faut pas confondre cet innamorato insignifiant avec le
chevalier Églamour, personnage que nous trouvons à Milan, et qui a
juré fidélité et chasteté sur le tombeau de son épouse.]

LUCETTE.--Que c'est un chevalier au doux langage, élégant et bien
tourné. Mais si j'étais vous, il ne serait jamais à moi.
JULIE.--Que penses-tu du riche Mercatio?
LUCETTE.--Très-bien de sa richesse; mais de sa personne, comme ça.
JULIE.--Et que penses-tu de l'aimable Protéo?
LUCETTE.--Dieu! Dieu! comme la folie s'empare quelquefois de nous!
JULIE.--Comment donc? Et pourquoi cette exclamation à propos de
son nom?
LUCETTE.--Je vous demande pardon, madame, il est honteux à moi,
petite créature que je suis, de juger ainsi d'aimables cavaliers.
JULIE.--Et pourquoi ne pas traiter Protéo comme les autres?
LUCETTE.--Eh bien! alors, ils sont tous bien; mais je le trouve le plus
aimable.
JULIE.--Et ta raison?
LUCETTE.--Je n'en ai pas d'autre qu'une raison de femme. Je le trouve
le plus aimable, parce que je le trouve le plus aimable.
JULIE.--Et tu voudrais donc que mon amour se fixât sur lui?
LUCETTE.--Oui, si vous pensiez que c'est ne pas le mal placer.
JULIE.--Eh bien! c'est celui de tous qui a fait le moins d'impression sur
moi.
LUCETTE.--Je crois cependant qu'il est celui de tous qui vous aime le
plus.
JULIE.--Si peu de paroles indiquent un amour bien faible.

LUCETTE.--Le feu le mieux renfermé est celui qui brûle le plus.
JULIE.--Ils n'aiment pas, ceux qui ne montrent point leur amour.
LUCETTE.--Oh! ils aiment bien moins encore, ceux qui font connaître
leur amour à tout le monde.
JULIE.--Je voudrais savoir ce qu'il pense.
LUCETTE.--Lisez cette lettre, madame.
JULIE, _à Lucette_.--Dis-moi de quelle part?
LUCETTE.--Vous le verrez en la lisant.
JULIE.--Dis-moi, dis qui te l'a donnée.
LUCETTE.--Le page du seigneur Valentin, qui, à ce que je pense, était
envoyé par Protéo. Il voulait vous la remettre à vous-même; mais,
comme il m'a trouvée par les chemins, je l'ai reçue en votre nom:
pardonnez-moi ma faute, madame.
JULIE.--Vraiment, sur mon honneur, vous êtes une excellente
négociatrice! Comment osez-vous vous prêter à recevoir des lettres
amoureuses et à conspirer contre ma jeunesse? Croyez-moi, vous
choisissez là un bel emploi, et qui vous convient à merveille! Tenez,
reprenez ce papier; songez à le rendre, ou ne reparaissez jamais devant
moi.
LUCETTE.--Quand on plaide pour l'amour, on mérite une autre
récompense que la haine.
JULIE.--Voulez-vous sortir?
LUCETTE.--Afin de vous donner le loisir de réfléchir.
(Elle sort.)
JULIE, seule.--Et cependant je voudrais bien avoir parcouru cette lettre.

Il serait honteux maintenant de la rappeler et d'aller la prier de faire une
faute pour laquelle je viens de la gronder. Qu'elle est insensée!
comment? Elle sait que je suis fille, et elle ne me force pas de lire cette
lettre! car les filles, par pudeur[13], disent non, et voudraient que le
questionneur interprétât ce non par oui. Fi donc! fi donc! que l'amour
est fantasque et bizarre! il ressemble à un enfant capricieux qui
égratigne sa nourrice, et qui l'instant d'après, tout humilié, baise la
verge. Avec quelle brutalité j'ai chassé Lucette, lorsque j'aurais désiré
qu'elle restât ici! avec quelle dureté je me suis étudiée à lui montrer un
front irrité, lorsqu'une joie intérieure forçait mon coeur à sourire! allons,
ma pénitence sera de rappeler Lucette et de lui demander pardon de ma
folie.--Lucette! Lucette!
[Note 13: Les filles disent non et le prennent. Vieux proverbe.]
(Lucette rentre.)
LUCETTE.--Que désirez-vous, madame?
JULIE.--Est-il bientôt l'heure de dîner?
LUCETTE.--Je le voudrais, afin que vous pussiez passer votre
mauvaise humeur[14] sur le dîner et non sur votre suivante.
[Note 14: Stomach, estomac. Appétit et dépit, mauvaise humeur. Meat
et maid sont aussi des mots de son presque analogue.]
JULIE.--Qu'est-ce donc que vous relevez là si doucement?
LUCETTE.--Rien.
JULIE.--Pourquoi donc vous êtes-vous baissée?
LUCETTE.--Pour ramasser un papier que j'avais laissé tomber.
JULIE.--Et n'est-ce donc rien que ce papier?
LUCETTE.--Non, rien qui me regarde.

JULIE.--Alors, laissez-le à terre pour ceux qu'il regarde.
LUCETTE.--Madame, il ne peut leur en imposer, si on l'interprète bien.
JULIE.--C'est quelque amant sans doute qui vous a écrit une lettre en
vers.
LUCETTE.--Pour que je puisse chanter ces vers, madame, donnez-moi
un air; je vous prie; vous en savez plusieurs.
JULIE.--J'en ai le moins possible pour de telles bagatelles; il vaudrait
mieux les chanter sur l'air: _Lumière d'amour_[15].
LUCETTE.--Ils sont trop lourds pour un air si léger.
JULIE.--Lourds! sans doute qu'ils sont chargés d'un refrain[16]?
LUCETTE.--Oui, et qui serait mélodieux si vous le chantiez.
JULIE.--Pourquoi ne le
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