Les Deux Gentilshommes de Vérone | Page 8

William Shakespeare
vous lui avez souvent écrit, et elle, par modestie ou faute d'un moment de loisir, elle n'a pu vous répondre, peut-être aussi elle a craint qu'un messager ne trahit le secret de son coeur, et voilà pourquoi elle a voulu que son amant lui-même écrivit à son amant_. Tout ce que je vous dis est vrai à la lettre.--Mais à quoi rêvez-vous là, monsieur? voici l'heure de d?ner.
VALENTIN.--J'ai d?né.
SPEED.--Fort bien; mais écoutez-moi, monsieur: quoique l'Amour, ce caméléon[29], puisse vivre d'air, je suis un de ceux qui se nourrissent de mets solides, et je voudrais bien avoir à manger. Ah! ne soyez pas comme votre ma?tresse; laissez-vous émouvoir, laissez-vous émouvoir.
(Ils sortent.)
[Note 29: On a cru longtemps que le caméléon se nourrissait d'air.]

SCèNE II
Vérone.--Appartement dans la maison de Julie.
Entrent PROTéO, JULIE.
PROTéO.--Prenez patience, ma chère Julie.
JULIE.--Il le faut bien, puisqu'il n'y a plus de remède.
PROTéO.--Aussit?t qu'il me sera possible, je reviendrai.
JULIE.--Si vous ne changez pas, votre retour sera bien plus prompt. Gardez ce souvenir pour l'amour de Julie.
(Elle lui donne son anneau.)
PROTéO.--Alors, nous ferons donc un échange; tenez, prenez ceci.
JULIE.--Scellons cet accord d'un tendre et saint baiser.
PROTéO.--Voici ma main pour gage d'une éternelle constance; et si jamais il se passe une heure dans le jour où je ne soupire pas pour ma Julie, que l'heure suivante m'amène quelque grand malheur qui me punisse d'avoir oublié mon amante! Mon père m'attend; ne me répondez plus rien. C'est l'heure de la marée, non pas celle de tes larmes. Ces flots-là m'arrêteraient plus longtemps que je ne dois. (_Julie sort._)--Adieu, ma Julie.--Quoi! elle me quitte sans dire une parole.--Ah! c'est là le véritable amour; il ne peut parler; et la sincérité se prouve mieux par les actions que par les paroles.
(Arrive Panthino.)
PANTHINO.--Seigneur Protéo, on vous attend.
PROTéO.--Allons, je viens, je viens. Hélas! cette séparation rend les pauvres amants muets.
(Ils sortent.)

SCèNE III
Milan.--Une rue.
LAUNCE entre en conduisant un chien.
LAUNCE.--Non, cette heure se passera encore avant que j'aie fini de pleurer; toute la race des Launce a ce défaut. J'ai re?u ma part comme l'enfant prodigue, et je vais accompagner le seigneur Protéo à la cour de l'empereur. Je crois que mon chien Crab est le plus insensible des chiens; ma mère pleurait, mon père gémissait, ma soeur criait, notre servante hurlait, notre chat se tordait les mains, et toute la maison était dans la plus profonde douleur; et cependant ce roquet au coeur dur n'a pas versé une larme.--C'est une pierre, un véritable caillou, et il n'y a pas plus de pitié en lui que dans un chien. Un juif aurait pleuré en voyant nos adieux; au point que ma grand'mère, qui n'a point d'yeux, s'est rendue aveugle à force de pleurer à notre séparation.--Voyons, je vais vous montrer comme tout cela est arrivé.--Ce soulier est mon père; non, ce soulier gauche, c'est mon père; non, non, ce soulier gauche est ma mère; non, cela ne peut pas être non plus.--Oui, c'est cela, c'est cela.--Il a la plus mauvaise semelle.--Ce soulier qui est percé, c'est ma mère; et celui-ci, c'est mon père.--Je veux être pendu si cela n'est pas vrai.--A présent, monsieur, ce baton est ma soeur; car, vous le voyez, elle est blanche comme un lis, et elle est aussi mince qu'une baguette. Ce chapeau, c'est Annette, notre servante; je suis le chien; non, le chien est lui-même, et je suis le chien.--Ha! ha! le chien est moi, et je suis moi!--Oui. oui, c'est cela.--Maintenant, je m'en vais à mon père: _Mon père, votre bénédiction._--Maintenant, le soulier devrait tant pleurer, qu'il ne peut dire un mot.--Maintenant j'embrasse mon père; eh bien! il pleure encore davantage.--Maintenant je vais à ma mère. Oh! si à présent elle pouvait parler! mais elle est comme une femme de bois. Allons, que je l'embrasse.--Oui, et voilà que ma mère a perdu la respiration. Maintenant je m'en vais à ma soeur.--Entendez-vous ses gémissements?--Et le chien pendant tout ce temps-là ne répand pas une larme, ne dit pas un mot. Mais voyez comme j'abats ici la poussière avec mes larmes!
(Entre Panthino.)
PANTHINO.--Launce, allons, allons, à bord. Ton ma?tre est déjà sur le vaisseau, et il te faut courir après lui à force de rames. Qu'y a-t-il donc? pourquoi pleures-tu? Allons, baudet, tu perdras la marée si tu restes ici plus longtemps.
LAUNCE.--Qu'importe que la marée soit perdue! c'est le plus cruel amarré que jamais homme ait _amarré_[30].
[Note 30: Amarré, attaché.]
PANTHINO.--Que veux-tu dire par marée cruelle?
LAUNCE.--Eh! celui qui est _amarré_ ici. Crab, mon chien.....
PANTHINO.--Bah! imbécile; je veux dire que tu perdras _le flux_; et en perdant le flux, tu perdras ton voyage; et perdant ton voyage, tu perdras ton ma?tre, et perdant ton ma?tre, tu perdras ton service; perdant ton service... pourquoi veux-tu me fermer la bouche?
LAUNCE.--De peur que tu ne perdes ta langue.
PANTHINO.--Comment pourrais-je perdre ma langue?
LAUNCE.--Dans ton conte.
PANTHINO.--Dans ta queue[31].
LAUNCE.--Moi, perdre la marée, le voyage, le
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