Les Desenchantées | Page 7

Pierre Loti
sur tout cela on ne sait quelle
indéfinissable empreinte du temps; malgré la distance et l'un peu
éblouissante lumière, la vétusté s'indiquait extrême. Les yeux ne s'y
trompaient point: c'était un fantôme, un majestueux fantôme du passé,
cette ville encore debout, avec ses innombrables fuseaux de pierre, si
sveltes, si élancés qu'on s'étonnait de leur durée. Minarets et mosquées
avaient pris, avec les ans, des blancheurs déteintes, tournant aux
grisailles neutres; quant à ces milliers de maisons en bois, tassées à leur
ombre, elles étaient couleur d'ocre ou de brun rouge, nuances atténuées
sous le bleuâtre de la buée presque éternelle que la mer exhale alentour.
Et cet ensemble immense se reflétait dans le miroir du golfe.
Les deux femmes, celle voilée en fantôme et l'autre avec sa dentelle
posée à la diable sur les cheveux, marchaient vite, suivies de leur
escorte nègre, regardant à peine ce décor prodigieux, qui était pour elle
le décor de tous les jours. Elles suivaient sur cette colline un chemin au
pavage en déroute, entre d'anciennes et aristocratiques demeures
momifiées derrière leurs grilles, et ce cimetière en pente de
Khassim-Pacha, qui laissait apercevoir dans l'intervalle de ses arbres
sombres la grande féerie d'en face. Les hirondelles, qui avaient partout
des nids sous les balcons grillés et clos, chantaient en délire, les cyprès
sentaient bon la résine, le vieux sol empli d'os de morts sentait bon le
printemps.
En effet, elles ne rencontrèrent personne dans leur courte sortie,
personne qu'un porteur d'eau, en costume oriental, venu pour remplir
son outre à une très vieille fontaine de marbre qui était sur le chemin,

toute sculptée d'exquises arabesques.
Dans une maison aux fenêtres grillées sévèrement, une maison de
pacha, où un grand diable à moustaches, vêtu de rouge et d'or, pistolets
à la ceinture, sans souffler mot leur ouvrit le portail, elles prirent en
habituées, sans rien dire non plus, l'escalier du harem.
Au premier étage, une vaste pièce blanche, porte ouverte, d'où
s'échappaient des voix et des rires de jeunes femmes. On s'amusait à
parler français là-dedans, sans doute parce qu'on parlait toilette. Il
s'agissait de savoir si certain piquet de roses à un corsage ferait mieux
posé comme ceci ou posé comme cela:
"C'est bonnet blanc, blanc bonnet, disait l'une.
--C'est kif-kif bourricot", appuyait une autre, une petite rousse au teint
de lait, aux yeux narquois, dont l'institutrice avait fréquenté l'Algérie.
C'était la chambre de ces "cousines", deux soeurs de seize et vingt et un
ans, à qui la mariée de demain avait réservé la primeur de sa lettre
d'homme célèbre. Pour les deux jeunes filles, deux lits laqués de blanc,
chacun ayant son verset arabe brodé en or sur un panneau de velours
appliqué au mur. Par terre, d'autres couchages improvisés, matelas et
couvertures de satin bleu ou rose, pour quatre jeunes invitées à la fête
nuptiale. Sur les chaises (laqué blanc et soie Pompadour à petits
bouquets) des toilettes pour grand mariage, à peine arrivées de Paris,
s'étalaient fraîches et claires. Désordre des veilles de fête, campement,
eût-on dit, campement de petites bohémiennes, mais qui seraient
élégantes et très riches. (La règle musulmane interdisant aux femmes de
sortir après le crépuscule, c'est devenu entre elles un gentil usage de
s'installer ainsi les unes chez les autres, pendant des jours ou même des
semaines, à propos de tout et de rien, quelquefois pour se faire une
simple visite; et alors on organise gaiement des dortoirs.) Des voiles
d'orientale traînaient aussi çà et là, des parures de fleurs, des bijoux de
Lalique. Les grilles en fer, les quadrillages en bois aux fenêtres
donnaient un aspect clandestin à tout ce luxe épars, destiné à éblouir ou
charmer d'autres femmes, mais que les yeux d'aucun homme portant
moustache n'auraient le droit de voir. Et, dans un coin, deux négresses
esclaves, en costume asiatique, assises sans façon, se chantaient des airs
de leur pays, scandés sur un petit tambourin qu'elles tapaient en
sourdine. (Nos farouches démocrates d'Occident pourraient venir
prendre des leçons de fraternité dans ce pays débonnaire, qui ne

reconnaît en pratique ni castes ni distinctions sociales, et où les plus
humbles serviteurs ou servantes sont toujours traités comme gens de la
famille.)
L'entrée de la mariée fit sensation et stupeur. On ne l'attendait point ce
matin-là. Qui pouvait l'amener? Toute noire dans son costume de rue,
combien elle paraissait mystérieuse et lugubre au milieu de ces blancs,
de ces roses, de ces bleus pâles des soies et de mousselines! Qu'est-ce
qu'elle venait faire, comme ça, à l'improviste, chez ses demoiselles
d'honneur?
Elle releva son voile de deuil, découvrit son fin visage et, d'un petit ton
détaché, répondit en français - qui était décidément une langue
familière aux harems de Constantinople:
"Une lettre, que je venais vous communiquer!
--De qui, la lettre?
--Ah! devinez?
--De la tante d'Andrinople, je
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