Les Desenchantées | Page 6

Pierre Loti
emmener toutes les
deux, oh! comme nous serons contentes!
--Tais-toi, dadi, dix fois j'ai défendu qu'on m'en parle!"
Et, l'instant d'après:
"Dadi, tu étais là, tu as dû entendre sa voix le jour qu'il était venu
causer avec mon père. Alors, dis, comment est-elle, la voix du bey?
Douce un peu?
--Douce comme la musique de ton piano, comme celle que tu fais avec
ta main gauche, tu sais, en allant vers le bout où ça finit... Douce
comme ça!... Oh! qu'il est blond et qu'il est joli, le jeune bey.
--Allons, tant mieux!" interrompit la jeune fille en français, avec
l'accent d'une gouaillerie presque tout à fait parisienne.
Et elle reprit en langue d'Asie:
"Ma grand-mère est-elle levée, sais-tu?
--Non, la dame a dit qu'elle se reposerait tard, pour être plus jolie
demain.
--Alors, à son réveil, on lui dira que je suis chez mes cousines. Va
prévenir le vieux Ismaël pour qu'il m'accompagne; c'est toi et lui, vous
deux que j'emmène."
Cependant mademoiselle Ester Bonneau (de Saint-Miron), là-haut dans
sa chambre,--son ancienne chambre du temps où elle habitait ici et
qu'elle venait de reprendre pour assister à la solennité de demain;--
mademoiselle Ester Bonneau avait des inquiétudes de conscience. Ce
n'était pas elle, bien entendu, qui avait introduit sur le bureau laqué de
blanc le livre de Kant, ni celui de Nietzsche, ni même celui de
Baudelaire; depuis dix-huit mois que l'éducation de la jeune fille était
considérée comme finie, elle avait dû aller s'établir chez un autre pacha,
pour instruire ses petites filles; alors seulement sa première élève s'était
ainsi émancipée dans ses lectures, n'ayant plus personne pour contrôler
sa fantaisie. C'est égal, elle, l'institutrice, se sentait responsable un peu
de l'essor déréglé pris par ce jeune esprit. Et puis, cette correspondance
avec André Lhéry, qu'elle avait favorisée, où ça mènerait-il? Deux êtres,
il est vrai, qui ne se verraient jamais: ça au moins on pouvait en être sûr;

les usages et les grilles en répondaient... Mais cependant...
Quand elle redescendit enfin, elle se trouva en présence d'une petite
personne accommodée en fantôme noir pour la rue, l'air agité, pressé de
sortir:
"Et où allez-vous, ma petite amie?
--Chez mes cousines, leur montrer ça. (Ça, c'était la lettre.) Vous venez,
vous aussi, naturellement. Nous la lirons là-bas ensemble. Allons,
_trottons-nous!_
--Chez vos cousines? Soit!... Je vais remettre ma voilette et mon
chapeau.
--Votre chapeau! Alors nous en avons pour une heure, zut!
--Voyons, ma petite, voyons!...
--Voyons quoi?... Avec ça que vous ne le dites pas, vous aussi, zut,
quand ça vous prend... Zut pour le chapeau, zut pour la voilette, zut
pour le jeune bey, zut pour l'avenir, zut pour la vie et la mort, pour tout
zut!"
Mademoiselle Bonneau à ce moment pressentit qu'une crise de larmes
était proche et, afin d'amener une diversion, joignit les mains, baissa la
tête dans l'attitude consacrée au théâtre pour le remords tragique:
"Et songer, dit-elle, que votre malheureuse grand-mère m'a payée et
entretenue sept ans pour une éducation pareille!..."
Le petit fantôme noir, éclatant de rire derrière son voile, en un tour de
main coiffa mademoiselle Bonneau d'une dentelle sur les cheveux et
l'entraîna par la taille:
"Moi, que je m'embobeline, il faut bien, c'est la loi... Mais vous, qui
n'êtes pas obligée... Et pour aller à deux pas... Et dans ce quartier où
jamais on ne rencontre un chat!..."
Elles descendirent l'escalier quatre à quatre. Kondja-Gul et le vieux
Ismaël, eunuque éthiopien, les attendaient en bas pour leur faire
cortège:--Kondja-Gul empaquetée des pieds à la tête dans une soie
verte lamée d'argent: l'eunuque sanglé dans une redingote noire à
l'européenne qui, sans le fez, lui eût donné l'air d'un huissier de
campagne.
La lourde porte s'ouvrit; elles se trouvèrent dehors, sur une colline, au
clair soleil de onze heures, devant un bois funéraire, planté de cyprès et
de tombes aux dorures mourantes, qui dévalait en pente douce jusqu'à
un golfe profond chargé de navires.

Et au-delà de ce bras de mer étendu à leurs pieds, au-delà, sur l'autre
rive à demi cachée par les cyprès du bois triste et doux, se profilait haut,
dans la limpidité du ciel, cette silhouette de ville qui était depuis vingt
ans la hantise nostalgique d'André Lhéry; Stamboul trônait ici, non plus
vague et crépusculaire comme dans les songes du romancier, mais
précis, lumineux et réel.
Réel, et pourtant baigné comme d'un chimérique brouillard bleu, dans
un silence et une splendeur de vision, Stamboul, le Stamboul séculaire
était bien ici, tel encore que l'avaient contemplé les vieux Khalifes, tel
encore que Soliman le Magnifique en avait jadis conçu et fixé les
grandes lignes, en y faisant élever de plus superbes coupoles. Rien ne
semblait en ruine, de cette profusion de minarets et de dômes groupés
dans l'air du matin, et cependant il y avait
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