Les Desenchantées | Page 5

Pierre Loti
beautés doucement captives.
Ce matin, quatre ou cinq hommes,--des nègres aux figures imberbes,--
étaient là, en bras de chemise, qui travaillaient à des préparatifs pour la
grande journée de demain, l'un tendant un velum entre des branches,
l'autre dépliant par terre d'admirables tapis d'Asie. Ayant aperçu la
jeune fille là-haut, ils lui adressèrent, après des petits clignements d'oeil
pleins de sous-entendus, un bonjour à la fois familier et respectueux,
qu'elle s'efforça de rendre avec un gai sourire, nullement effarouchée de
leurs regards.--Mais tout à coup elle se retira avec épouvante, à cause
d'un jeune paysan à moustache blonde, venu pour apporter des mannes
de fleurs, qui avait presque entrevu son visage...
La lettre! Elle avait entre les mains une lettre d'André Lhéry, une vraie.
Pour le moment cela primait tout. La précédente semaine, elle avait
commis l'énorme coup de tête de lui écrire, déséquilibrée qu'elle se
sentait par la terreur de ce mariage, fixé à demain. Quatre pages
d'innocentes confidences, qui lui avaient semblé, à elle, des choses
terribles, et, pour finir, la prière, la supplication de répondre tout de
suite, poste restante, à un nom d'emprunt. Sur l'heure, par crainte
d'hésiter en réfléchissant, elle avait expédié cela, un peu au hasard,
faute d'adresse précise, avec la complicité et par l'intermédiaire de son
ancienne institutrice (mademoiselle Esther Bonneau,--Bonneau de
Saint-Miron, s'il vous plaît,--agrégée de l'Université, officier de
l'Instruction publique), celle qui lui avait appris le français,--en y
ajoutant même, pour rire, sur la fin de ses cours, un peu d'argot cueilli
dans les livres de Gyp.
Et c'était arrivé à destination, ce cri de détresse d'une petite fille, et
voici que le romancier avait répondu, avec peut-être une nuance de
doute et de badinage, mais gentiment en somme; une lettre qui pouvait
être communiquée aux plus narquoises de ses amies et qui serait pour
les rendre jalouses... Alors, tout d'un coup, l'impatience lui vint de la
faire lire à ses cousines (pour elle, comme des soeurs), qui avaient
déclaré qu'il ne répondait pas. C'était tout près, leur maison, dans le
même quartier hautain et solitaire; elle irait donc en "matinée", sans
perdre du temps à faire toilette, et vite elle appela, avec une langueur

impérieuse d'enfant qui parle à quelque vieille servante-gâteau, à
quelque vieille nourrice: "Dadi!" (1)--Puis encore, et plus vivement:
"Dadi!" habituée sans doute à ce qu'on fût toujours là, prêt à ses
caprices, et, la dadi ne venant pas, elle toucha du doigt une sonnerie
électrique.
(1) "Dadi", appellation amicale, usitée pour des vieilles servantes ou
esclaves devenues avec le temps comme de la famille.
Enfin parut cette dadi, plus imprévue encore dans une telle chambre
que le verset du Coran brodé en lettres d'or au-dessus du lit: visage tout
noir, tête enveloppée d'un voile lamé d'argent, esclave éthiopienne
s'appelant Kondja-Gul (Bouton de rose). Et la jeune fille se mit à lui
parler dans une langue lointaine, une langue d'Asie, dont s'étonnaient
sûrement les tentures, les meubles et les livres.
"Kondja-Gul, tu n'es jamais là!"
Mais c'était dit sur un ton dolent et affectueux qui atténuait beaucoup le
reproche. Un reproche inique du reste, car Kondja-Gul était toujours là
au contraire, beaucoup trop là, comme un chien fidèle à l'excès, et la
jeune fille souffrait plutôt de cet usage de son pays qui veut qu'on n'ait
jamais de verrou à sa porte; que les servantes de la maison entrent à
toute heure comme chez elles; qu'on ne puisse jamais être assurée d'un
instant de solitude. Kondja-Gul, sur la pointe du pied, était bien venue
vingt fois ce matin pour guetter le réveil de sa jeune maîtresse. Et
quelle tentation elle avait eue de souffler cette bougie qui brûlait
toujours! Mais voilà, c'était sur ce bureau où il lui était interdit de
jamais porter la main, qui lui semblait plein de dangereux mystères, et
elle avait craint, en éteignant cette petite flamme, d'interrompre quelque
envoûtement peut-être...
"Kondja-Gul, vite mon tcharchaf (1)! J'ai besoin d'aller chez mes
cousines.
(1)Voiles dissimulateurs pour la rue.
Et Kondja-Gul entreprit d'envelopper l'enfant dans des voiles noirs.
Noire, l'espèce de jupe qu'elle posa sur la matinée du bon faiseur; noire
la longue pèlerine qu'elle jeta sur les épaules, et sur la tête comme un
capuchon; noir, le voile épais, retenu au capuchon par des épingles,
qu'elle fit retomber jusqu'au bas du visage afin de le dissimuler comme
sous une cagoule. Pendant ses allées et venues pour ensevelir ainsi la
jeune fille, elle disait des choses en langue asiatique, avec un air de se

parler à soi-même ou de se chanter une chanson, des choses enfantines
et berceuses, comme ne prenant pas du tout au sérieux la douleur de la
petite fiancée:
"Il est blond, il est joli, le jeune bey qui va venir demain chercher ma
bonne maîtresse. Dans le beau palais où il va nous
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