Les Desenchantées | Page 4

Pierre Loti
venait
de prendre à la poste restante.
Et la petite princesse couchée répondit dans la même langue, sans le
moindre accent étranger:
"Non, vrai?
--Mais oui, vrai!... De qui voulez-vous que ce soit, enfant, sinon de
_lui_?... Y a-t-il ou n'y a-t-il pas _Zahidé Hanum_ sur cette
enveloppe?... Eh bien!... Ah! si vous avez donné le mot de passe à
d'autres, c'est différent...
--Ça, vous savez que non!...
--Eh bien! alors..."
La jeune fille s'était redressée, les yeux à présent très ouverts, une lueur
rose sur les joues,--comme une enfant qui aurait eu un gros chagrin,
mais à qui on viendrait de donner un jouet si extraordinaire que, pour
une minute, tout s'oublie. Le jouet, c'était la lettre; elle la retournait
dans ses mains, avide de la toucher, mais effrayée en même temps,
comme si rien que cela fût un léger crime. Et puis, prête à déchirer
l'enveloppe, elle s'arrêta pour supplier, avec câlinerie:
"Bonne mademoiselle, mignonne mademoiselle, ne vous fâchez pas de
ma fantaisie: je voudrais être toute seule pour la lire.
--Décidément, en fait de drôle de petite créature, il n'y a pas plus drôle
que vous, ma chérie!... Mais vous me la laisserez voir après, tout de
même? C'est le moins que je mérite, il me semble!... Allons, soit! Je
vais aller ôter mon chapeau, ma voilette, et je reviens..."
Très drôle de petite créature en effet, et, de plus, étrangement timorée,
car il lui parut maintenant que les convenances l'obligeaient à se lever,
à se vêtir et à se _couvrir les cheveux_, avant de décacheter, pour la
première fois de sa vie, une lettre d'homme. Ayant donc passé bien vite
une "matinée" bleu pastel, venue de la rue de la Paix, de chez le bon
faiseur, puis ayant enveloppé sa tête blonde d'un voile en gaze, brodé
jadis en Circassie, elle brisa ce cachet, toute tremblante.
Très courte, la lettre; une dizaine de lignes toutes simples,--avec un

passage imprévu qui la fit sourire, malgré sa déconvenue de ne trouver
rien de plus confiant ni de plus profond,--une réponse courtoise et
gentille, un remerciement où se laissait entrevoir un peu de lassitude, et
voilà tout. Mais quand même, la signature était là, bien lisible, bien
réelle: André Lhéry. Ce nom, écrit par cette main, causait à la jeune
fille un trouble comme le vertige. Et, de même que lui, là-bas, au reçu
de l'enveloppe timbrée de Stamboul, avait eu l'impression que _quelque
chose commençait_, de même elle, ici, présageait on ne sait quoi de
délicieux et de funeste, à cause de cette réponse arrivée justement un tel
jour, la veille du plus grand événement de toute son existence. Cet
homme, qui régnait depuis si longtemps sur se rêves, cet homme aussi
séparé d'elle, aussi inaccessible que si chacun d'eux eût habité une
planète différente, venait vraiment d'entrer ce matin-là dans sa vie, du
fait seul de ces quelques mots écrits et signés par lui, pour elle.
Et jamais à ce point elle ne s'était sentie prisonnière et révoltée, avide
d'indépendance, d'espace, de courses par le monde inconnu... Un pas
vers ces fenêtres, où elle s'accoudait souvent pour regarder au-
dehors:--mais non, là il y avait ces treillages de bois, ces grilles de fer
qui l'exaspéraient. Elle rebroussa vers une porte entrouverte, écartant
d'un coup de pied la traîne de la robe de mariée qui s'étalait sur le
somptueux tapis,--la porte de son cabinet de toilette, tout blanc de
marbre, plus vaste que la chambre, avec des ouvertures non grillées,
très larges, donnant sur le jardin aux platanes de cent ans. Toujours
tenant sa lettre dépliée, c'est à l'une de ces fenêtres qu'elle s'accouda,
pour voir du ciel libre, des arbres, la magnificence des premières roses,
exposer ses joues à la caresse de l'air, du soleil... Et pourtant, quels
grands murs autour de ce jardin! Pourquoi ces grands murs, comme on
en bâtit autour du préau des prisons cellulaires? De distance en distance,
des contreforts pour les soutenir, tant ils étaient démesurément grands:
leur hauteur, combinée pour que, des plus hautes maisons voisines, on
ne pût jamais apercevoir qui se promènerait dans le jardin enclos...
Malgré la tristesse d'un tel enfermement, on l'aimait, ce jardin, parce
qu'il était très vieux, avec de la mousse et du lichen sur ses pierres,
parce qu'il avait des allées envahies par l'herbe entre leurs bordures de
buis, un jet d'eau dans un bassin de marbre à la mode ancienne, et un
petit kiosque tout déjeté par le temps, pour rêver à l'ombre sous les
platanes noueux, tordus, pleins de nids d'oiseaux. Il avait tout cela, ce

jardin d'autrefois, surtout il avait comme une âme nostalgique et douce,
une âme qui peu à peu lui serait venue avec les ans, à force de s'être
imprégné de nostalgies de jeunes femmes cloîtrées, de nostalgies de
jeunes
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