Les Contemporains | Page 6

Jules Lemaître
moins qu'un membre coupé, un cancer qui vous ronge,
ou la trahison d'une personne aimée. Contre les tortures de la pensée on
a le sentiment vivace de la puissance déployée à penser et aussi, le plus
souvent, la protestation tranquille du corps bien nourri. Le songeur qui
condamne l'Être universel lui oppose son être particulier et prend
davantage conscience de lui-même. «Moi seul, se dit-il, moi seul, passif,
mais conscient et irréductible, contre le monde entier.» C'est par là
qu'on se console, du moins dans notre Occident. On a encore d'autres
raisons d'accepter la vie. «Pourquoi je vis? par curiosité,» dit L'Angely.
La curiosité de M. Leconte de Lisle sera celle d'un artiste attaché
surtout aux manifestations extérieures de l'histoire et de la nature. Il
reproduira l'absurde et magnifique spectacle des choses avec un relief

qui est à lui. N'ayez crainte: son imagination, après sa superbe, l'a sauvé
du suicide; et le voici qui commence, à travers le temps et l'espace, la
revue des apparences, oeuvre de Mâya.
VI
Justement c'est l'Inde, éprise du néant, qui au début de son pèlerinage
esthétique accueille et berce son âme désenchantée de l'action. Il est
remarquable que la plus ancienne philosophie soit si complètement
pessimiste et que l'homme, dès qu'il a su penser, ait condamné l'univers
et renié la vie. Cela donne à réfléchir, d'autant plus que nous-mêmes,
les derniers venus et les moins malheureux, nous nous sentons encore
inclinés vers la métaphysique vague et désolée où s'assoupissaient nos
plus lointains ancêtres. De même que souvent dans le cerveau d'un
homme renaissent au déclin de l'âge les songes et les croyances de ses
jeunes années, ainsi l'humanité vieillissante refait le songe de sa
jeunesse. Oui, c'est charmant d'être bouddhiste, et béni soit
Çakia-Mouni! Sa philosophie n'est peut-être pas très claire: mais
combien belle! Ce monde est un scandale au juste? Rassurez-vous. Ce
monde n'est pas vrai: il n'est que le rêve de Hâri. Et qu'est-ce que Hâri
en dehors de son rêve? Il n'est pas très aisé de le savoir. Ce qui est
certain, c'est qu'il est parfaitement heureux et qu'on arrive à se fondre
dans sa béatitude par le détachement et la bonté inactive. Ce sont bien,
en effet, les deux seules choses qui ne trompent point. Ajoutez-y le rêve
poussé jusqu'à l'évanouissement de la conscience. Certes, elles sont
monstrueuses, les idoles de l'Olympe indien, mais, bien mieux que les
belles divinités grecques elles font courir en nous le frisson du mystère.
La bizarrerie de leurs formes, la disproportion de leurs membres et
l'absurdité de leur structure ne donnent point l'idée d'une personne et
découragent l'anthropomorphisme où nous sommes enclins. Elles n'ont
point de beauté ni, à proprement parler, de laideur mais des contours
extravagants d'où l'harmonie est absente et qui, par une sorte d'indéfini
terrible, symbolisent l'infini.--Et s'il vous plaît de voir quelqu'une de
ces figures, non plus telle qu'on peut la traduire aux sens, mais telle que
l'imagination la conçoit, contemplez le dieu Hâri, le principe suprême,
dans la Vision de Brahma. Toute splendeur et toute horreur s'y trouvent
réunies. Rien n'égale la précision des détails, sinon le vague formidable

de l'ensemble. Il croise comme deux palmiers d'or ses vénérables
cuisses; deux cygnes l'éventent de leurs ailes et un açvatha l'abrite de
ses palmes; mais les Védas bourdonnent sur ses lèvres, des forêts de
bambous verdoient à ses reins, des lacs étincellent dans ses paumes et
son souffle fait rouler les mondes qui jaillissent de lui pour s'y
replonger; si bien que sa vue délecte les sens en même temps que son
immensité fatigue et dépasse le plus vaste essor du rêve et que son
essence exerce la pensée jusqu'à l'engloutir et l'annihiler. Tandis qu'il
songe le monde, tandis qu'il nous ravit par la grâce des mille vierges
qui se baignent à ses pieds parmi les lotus et qu'il nous épouvante par le
grincement des dents du géant pourpre qui à sa gauche broie et dévore
l'univers; tandis que sa seule inertie est la source de l'Être, qu'il
s'incarne dans les héros, que les sages rentrent dans son sein par
l'inaction,--lui se demande tranquillement s'il ne serait pas le Néant.
Comprenne qui pourra! Qu'importe? il ne faut pas comprendre. Rien n'a
de substance ni de réalité; toute chose est le rêve d'un rêve; et la Vision
de Brahma est un obscur poème qu'il faut lire sous le poids d'un grand
soleil, quand la tête se vide, quand la mémoire fuit, quand la volonté se
dissout, quand on reçoit des objets voisins des impressions si intenses
qu'elles tuent la pensée, quand on sent sur soi de tous côtés la molle
pesée de la vie universelle et que le moi y résiste à peine et voudrait s'y
perdre tout entier, quand la vie arrive à n'être plus qu'une succession
d'images sur lesquelles ne s'exerce
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