Les Contemporains | Page 5

Jules Lemaître
de poète, que la science contemporaine,
l'archéologie, l'anthropologie, ont seules rendu possibles de pareilles
résurrections, et que, de toutes façons, un tel poème sonne
glorieusement l'heure exacte où nous sommes.
V
Kaïn est un poème non de désespoir, mais d'espoir violent né de
l'intensité même du désir. Il marque une aspiration d'un jour, une
involontaire concession du poète à «l'illusion qui fait de nous sa
pâture»[3] et qui, trompant sans cesse les efforts qu'elle suscite, ne
permet point à la douleur de s'endormir. Il est bien jeune et bien naïf, le
vieux Kaïn, et trop dupe de son bon coeur. Eh! oui, les dieux passeront,
mais après? l'humanité en sera-t-elle plus heureuse? Le Runoïa n'a pas
l'ingénuité du premier meurtrier.--Et ce sera ton heure, dit-il au Christ.
[Note 3: Les Spectres.]
Et dans ton ciel mystique Tu rentreras, vêtu du suaire ascétique,
Laissant l'homme futur, indifférent et vieux, Se coucher et dormir en
blasphémant les dieux[4].
[Note 4: Le Runoïa.]
L'éternel cri: «Je souffre, qu'ai-je fait?» est une plainte d'enfant, stérile
et vaine. Satan lui-même se demande à quoi bon.
Force, orgueil, désespoir, tout n'est que vanité, Et la fureur me pèse et

le combat m'ennuie[5].
[Note 5: La Tristesse du diable.]
Et le poète, avec le diable, descend, d'un mouvement fatal, aux
dernières profondeurs de la tristesse, jusqu'à la désespérance qui ne
veut plus lutter. Aux Morts, le Dernier souvenir, les Damnés, Fiat nox,
In Excelsis, la Mort du soleil, les Spectres, le Vent froid de la nuit, la
Dernière vision, l'Anathème, Solvet sæclum, Dies Iræ, tous ces poèmes,
prodigieux par la magnificence et la dureté des lamentations, ne sont
que prières à la Mort, effusions noires vers le néant. Je ne sais quel
orgueil vient parfois les comprimer:
Tais-toi. Le ciel est sourd, la terre te dédaigne. À quoi bon tant de
pleurs si tu ne peux guérir?
Sois comme un loup blessé qui se tait pour mourir Et qui mord le
couteau, de sa gueule qui saigne[6].
[Note 6: Le Vent froid de la nuit.]
Ces plaintes ne servent de rien; mais il ne sert de rien non plus de les
retenir, et l'hymne lugubre se déroule à flots lents, si horriblement triste
qu'auprès de cette tristesse-là celle de l'Ecclésiaste est d'un enfant et
celle de René est d'un bourgeois. Et je ne sais si l'amour du néant est
contagieux ou si cet amour n'est pas le suprême mensonge et la dernière
et incurable illusion faite de la ruine de toutes les autres; mais
volontiers, séduit par le maléfice de ces admirables vers qui aspirent au
néant en empruntant à l'Être de si belles images, on s'unirait, avec un
désespoir voluptueux, à l'oraison du poète:
Et toi, divine Mort où tout rentre et s'efface, Accueille tes enfants dans
ton sein étoilé; Affranchis-nous du temps, du nombre et de l'espace. Et
rends-nous le repos que la vie a troublé[7]!
[Note 7: Dies iræ.]
«Fantaisie funèbre, dira-t-on, et même assez froide; car le vrai seul est

aimable, disait Boileau, qui n'a point prévu cette poésie.» Mais est-on
bien sûr que ce ne soit là qu'un amusement poétique? Je vous assure
qu'à de certaines heures cet amusement vous prend aux entrailles.
Parmi nos «minutes singulières», comme dit M. Taine (et ce sont
surtout celles-là qui doivent intéresser les poètes), il y a des minutes de
dégoût complet, de sincère renonciation à la vie, de pessimisme absolu
et sans réserve. Il est certain qu'en dépit de ces minutes on continue de
vivre; et cependant ceux pour qui elles reviennent souvent devraient,
s'ils étaient aussi sincères qu'ils le paraissent, se réfugier volontairement
dans la mort. Mais point; et Schopenhauer s'est laissé mourir dans son
lit. C'est qu'il y a une sorte de plaisir dans cette morne désespérance
dont on ne peut nier la réalité paradoxale. On dit que la vie est
mauvaise, on le croit et on l'éprouve; on sait la vanité de tout espoir et
de toute révolte, sauf de la révolte radicale qui secoue le fardeau de la
vie; et pourtant on vit, justement parce qu'on sait tout cela, parce que
c'est une espèce de volupté pour le roseau pensant de se savoir écrasé
par l'univers fatal et que cette connaissance est encore une insurrection
et, par suite, une raison de vivre. On peut succomber aux souffrances
physiques qui jettent l'homme hors de soi, l'affolent et le font crier; on
peut succomber aux mécomptes qui ont pour objet des personnes; mais
les douleurs purement intellectuelles ne tuent pas, parce que, dans la
plupart des cas, à mesure qu'elles croissent, croît aussi notre orgueil. Le
pire malheur n'est pas de savoir ou de croire le monde inutile ou
mauvais: c'est de pâtir dans son corps et d'être déçu brutalement dans
ses passions. Les tortures du pessimisme ou du doute peuvent être
cruelles, mais
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