Les Contemporains | Page 7

Jules Lemaître
plus le jugement et que l'on
conserve juste assez de conscience pour souhaiter qu'elle s'évanouisse
tout à fait, parce qu'alors il n'y aurait plus rien, plus même d'images, et
que cela vaudrait mieux.
Qui expliquera l'étrange plaisir qu'on prend parfois à désirer
l'absorption du moi dans l'être, c'est-à-dire à désirer le néant ou à croire
qu'on le désire?--La perfection de la forme et la curiosité du fond
suffiraient à faire goûter le poème de Baghavat; mais voulez-vous y
trouver un charme poignant? Unissez-vous de coeur, cela est aisé, avec
les trois Brahmanes dans la haine de la vie, dans le sentiment que rien
ne sert à rien et que toute passion apporte plus de peine que de joie; et
pénétrez-vous de cet hymne lugubre:
Une plainte est au fond de la rumeur des nuits, Lamentation large et

souffrance inconnue Qui monte de la terre et roule dans la nue; Soupir
du globe errant dans l'éternel chemin, Mais effacé toujours par le soupir
humain. Sombre douleur de l'homme, ô voix triste et profonde, Plus
forte que les bruits innombrables du monde, Cri de l'âme, sanglot du
coeur supplicié, Qui t'entend sans frémir d'amour et de pitié? Qui ne
pleure sur toi, magnanime faiblesse, Esprit qu'un aiguillon divin excite
et blesse, Qui t'ignores toi-même et ne peux te saisir, Et, sans borner
jamais l'impossible désir, Durant l'humaine nuit qui jamais ne s'achève,
N'embrasse l'infini qu'en un sublime rêve!... Ô conquérant vaincu, qui
ne pleure sur toi?
Maitreya se souvient d'une jeune fille, Narada pleure sa mère morte,
Angira cherche et doute. Tous trois souffrent et voudraient oublier. La
déesse Ganga les entend et leur dit d'aller à Baghavat. Ils se lèvent,
gravissent la divine montagne où siège Baghavat et, sortant de l'Illusion
qui enveloppe le dieu, entrent en lui et s'unissent à l'Essence première.
Heureux Maitreya! Heureux Narada! Heureux Angira!--Pourtant, s'il
est sûr que la vie est foncièrement mauvaise, il ne l'est pas moins
qu'elle semble douce à certaines heures et que les passions nous
enivrent délicieusement avant de nous meurtrir.--Çunacépa est un
acheminement vers une philosophie moins hostile à l'illusion et à
l'action. Le fils du Richi, qui doit, à peu près comme Iphigénie, être
immolé pour expier la faute du roi Maharadjah, aime Çanta et ne veut
pas mourir, et Çanta ne veut pas qu'il meure. Les deux enfants vont
consulter le vieil ascète Viçvaméthra. Si desséché qu'il soit par l'extase,
si avant qu'il se soit enfoncé dans le nirvâna, le solitaire, «rêvant
comme un dieu fait d'un bloc sec et rude», sent à leur voix suppliante
remuer en lui quelque chose d'humain et «entend chanter l'oiseau de ses
jeunes années». Il révèle à Çunacépa qu'il échappera à la mort en
récitant sept fois l'hymne sacré d'Indra. En effet, au moment du
sacrifice, un étalon prend la place de la victime.--Maudite soit la vie! et
que les brahmanes rêvent, et que la vision s'évanouisse dans leurs yeux
fixes, le sentiment dans leur coeur et la pensée dans leur cerveau! Le
sang de la jeunesse sera toujours prompt à la duperie de Mâya. Rien
n'est meilleur que l'amour du néant; mais rien aussi n'est meilleur que
l'amour, et c'est pourquoi le monde dure encore.

VII
Ils ne s'en plaignaient point, ces nobles Grecs pour qui M. Leconte de
Lisle finit par délaisser les mornes buveurs de l'eau sacrée du Gange.
Le goût de l'action se réveille sous un ciel moins accablant qui permet
la lutte, et le sens de la beauté vit et se développe dans une nature aux
contours harmonieux et modérés, dans une lumière qui réjouit et
n'aveugle point. Toutefois l'obsession du Destin et le sentiment de la
vanité de toutes choses ont suivi l'humanité dans ses immigrations vers
l'Occident. Longtemps, sous la sérénité de la forme, la poésie grecque a
caché de profondes tristesses. Sophocle pense que le meilleur est de
n'être pas né ou de vivre peu[8]. Les larmes orientales de Xerxès,
Hérodote les a pleurées. «Il m'est venu une pitié au coeur, dit le roi,
ayant calculé combien est brève toute existence humaine, puisque de
tous ceux-là, qui sont si nombreux, nul dans cent ans ne survivra.--Ce
n'est pas là, répond Arbatane, ce qu'il y a dans la vie de plus déplorable;
car, malgré sa brièveté, il n'est point d'homme tellement heureux que
pour un motif ou pour un autre il n'ait souhaité, non une fois, mais
souvent, de mourir plutôt que de vivre. Cette vie si courte, les maladies
qui la troublent, les calamités qui surviennent la font paraître longue.
Ainsi la mort, à cause de l'amertume de la vie, est pour l'homme le
refuge le plus désirable, et la divinité qui nous fait goûter quelque
douceur à vivre s'en montre aussitôt jalouse[9].»--Prométhée, l'Orestie,
OEdipe roi nous montrent l'homme instrument et jouet du destin. Ou
bien il
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