Les Contemporains | Page 4

Jules Lemaître
«assouvi de son
rêve», Dieu voudra détruire la race humaine par le déluge, Kaïn la
sauvera. Le poète (et ceci a tout l'air d'une trouvaille de génie) veut que
l'arche ait été construite malgré Jéhovah et que Kaïn, son Kaïn

immortel et symbolique, l'ait empêchée de sombrer.--L'homme,
continue le vengeur, couvrira de nouveau la terre, non plus indompté,
mais lâche et servile.
Dans les siècles obscurs l'homme multiplié Se précipitera sans halte ni
refuge, À ton spectre implacable horriblement lié.
Mais un jour mon souffle redressera ta victime:
Tu lui diras: Adore! Elle répondra: Non!...
Afin d'exterminer le monde qui te nie, Tu feras ruisseler le sang comme
une mer, Tu feras s'acharner les tenailles de fer, Tu feras flamboyer,
dans l'horreur infinie, Près des bûchers hurlants le gouffre de l'Enfer;
Mais quand tes prêtres, loups aux mâchoires robustes, Repus de graisse
humaine et de rage amaigris, De l'holocauste offert demanderont le prix,
Surgissant devant eux de la cendre des justes, Je les flagellerai d'un
immortel mépris.
Je ressusciterai les cités submergées, Et celles dont le sable a couvert
les monceaux; Dans leur lit écumeux j'enfermerai les eaux; Et les petits
enfants des nations vengées, Ne sachant plus ton nom, riront dans leurs
berceaux!
J'effondrerai des cieux la voûte dérisoire. Par delà l'épaisseur de ce
sépulcre bas Sur qui gronde le bruit sinistre de ton pas, Je ferai
bouillonner les mondes dans leur gloire; Et qui t'y cherchera ne t'y
trouvera pas!
Et ce sera mon jour! Et, d'étoile en étoile, Le bienheureux Éden
longuement regretté, Verra renaître Abel sur mon coeur abrité; Et toi,
mort et cousu sous la funèbre toile, Tu t'anéantiras dans ta stérilité.
Kaïn se tait. Alors le déluge éclate, et...
Quand le plus haut des pics eut bavé son écume, Thogorma, fils d'Élam,
d'épouvante blêmi, Vit Kaïn le vengeur, l'immortel ennemi D'Iavèh, qui

marchait, sinistre, dans la brume, Vers l'arche monstrueuse apparue à
demi.
Ce poème de Kaïn traduit, sous une forme saisissante, un sentiment
éternel (aujourd'hui plus intense que jamais) et profondément humain:
n'est-ce point là justement la définition des chefs-d'oeuvre? Ce que j'ai
envie de dire pourra paraître un éloge démesuré: car le public n'a pas
l'air de se douter, vraiment, que notre siècle finissant a de grands poètes.
Mais enfin, ce n'est pas la faute des lecteurs ingénus de M. Leconte de
Lisle si son Kaïn leur rappelle le Prométhée d'Eschyle. Et Kaïn, venant
plus tard, a cet avantage de mieux savoir ce qu'il veut et de dire plus
nettement ce qu'il espère. Kaïn est, si l'on veut, un Prométhée qui parle
et sent comme Lucrèce, c'est-à-dire comme le plus jeune des poètes
anciens.
Humana ante oculos foede cum vita jaceret In terris, oppressa gravi sub
Religione, Quæ caput a coeli regionibus ostendebat, Horribili super
aspectu mortalibus instans, Primum Graius homo mortales tollere
contra Est oculos ausus, primusque obsistere contra...
Hénokia est aussi énorme que le Caucase. Mercure n'est pas plus lâche
que le Cavalier, Kaïn vaut le Graius homo. Jamais blasphème n'est sorti
d'une bouche d'homme, plus tragique depuis Eschyle, ni plus
triomphant depuis Lucrèce. Il y a dans le cri de Kaïn une âpreté plus
superbe, s'il se peut, que celle du poète de la Nature, et une espérance
non plus forte, mais moins vague et plus voisine de son objet, que celle
du Titan voleur de feu.--La protestation du corps contre la douleur, du
coeur contre l'injustice et de la raison contre l'inintelligible, devient,
semble-t-il, plus ardente à mesure que l'industrie humaine combat la
souffrance, que l'idée de justice passe dans les institutions et que la
science entame les frontières de l'inconnu; comme si l'homme, moins
éloigné de son idéal, en subissait plus invinciblement l'attraction et se
précipitait vers lui d'un mouvement plus furieux. Au fond, la science et
la poésie sont deux grandes insurgées, et les Satans et les Prométhées
pullulent sous nos habits noirs. Il y a une volupté dans cet état
d'insurrection, d'autant plus que le sens critique, véritable esprit du
diable, ouvre un domaine spacieux et nouveau à l'imagination plastique

et, en même temps que la joie de la révolte, nous donne celle de
reconstruire et de contempler avec des yeux d'artiste l'immense tragédie
humaine. Je trouve tout cela dans Kaïn, et c'est par là qu'il est si
complètement moderne.--Sans parler davantage de l'âpre et généreuse
pensée qui est au fond de cette belle histoire symbolique, le passé surgit
aux regards de Thogorma avec une précision si poignante et dans un
détail si arrêté qu'on n'y peut rien comparer, sinon les plus belles pages
de Salammbô. Voyez la rentrée des Géants dans leur ville: la vie de
l'homme dans les rudes civilisations primitives vous apparaît dans un
éclair. On songe au Ve livre de Lucrèce; puis on se dit qu'il y a là autre
chose encore qu'une intuition
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