Les Contemporains | Page 3

Jules Lemaître
plus qu'il apportait dans la mêlée des compétitions
féroces une âme déjà touchée de la grave songerie orientale. Les forces
inéluctables qu'il avait reconnues, subies et parfois aimées dans la
nature aveugle et magnifique, il les retrouvait dans la société des
hommes, mais franchement haïssables cette fois, visiblement hostiles et
méchantes. L'enfant s'insurgea contre l'égoïsme nécessaire, mais hideux,
contre le bourgeoisisme impitoyable et rapace, contre la vie plate et
malfaisante, contre les violences hypocrites et sans grandeur.
Il lut l'histoire. Il y vit l'homme en proie à deux fatalités: celle de ses
passions et celle du monde extérieur. Elle lui apparut comme
l'universelle tragédie du mal, comme le drame de la force sombre et
douloureuse. Il lui sembla que l'homme, presque toujours, avait aggravé
l'horreur de son destin par les explications qu'il en avait données, par

les religions qui avaient hanté son esprit malade, prêtant à ses dieux les
passions dont il était agité. Il se dit alors que la vie est mauvaise et que
l'action est inutile ou funeste. Mais, d'autre part, il fut séduit par le
pittoresque et la variété plastique de l'histoire humaine, par les tableaux
dont elle occupe l'imagination au point de nous faire oublier nos colères
et nos douleurs. Il entra par l'étude dans les moeurs et dans l'esthétique
des siècles morts; il démêla l'empreinte que les générations reçoivent de
la terre, du climat et des ancêtres: et, comme il s'amusait à la logique de
l'histoire, il en sentit moins la tristesse; puis il lui parut que toute force
qui se développe a sa beauté pour qui en est spectateur sans en être
victime; il eut des visions du passé si nettes, si sensibles et si
grandioses qu'il leur pardonna de n'être pas consolantes. Enfin il
comprit que, si tout le mal vient de l'action, l'action vient du désir
inextinguible, de l'illusion du mieux, qui vit éternellement aux flancs de
l'humanité, illusion qui fait souffrir puisqu'elle fait vivre, mais qui fait
vivre enfin. Or, à quoi bon condamner la vie? Elle est, cela suffit; et les
renonciations de quelques-uns ne l'éteindront pas. Qui sait d'ailleurs si
elle ne va pas quelque part? si quelque progrès--lent, ah! combien
lent!--ne s'élabore pas par elle à travers les âges? Alors, le coeur révolté
contre l'Être, mais les yeux pleins du prestige de ses formes; indigné
des monstruosités de l'histoire, mais désarmé par l'intérêt de son
mécanisme et ébloui par la richesse de ses décors; soulevé contre le
spectre des religions, mais apaisé par l'idée qu'un jour peut-être elles
auront vécu; conspuant l'humanité et l'adorant à la fois, il alla prendre
pour héros l'antique rebelle, le premier après Lucifer qui ait crié: Non
serviam! rendit l'espoir au désespéré et le fit surgir comme un prophète
sur la plus haute tour d'Hénokia, la cité cyclopéenne. Il mit dans ce
poème ce qu'il avait de plus sincère en lui, la protestation obstinée
contre le mal physique et moral, et aussi la sérénité de l'artiste
paisiblement enivré de visions précises. Ce jour-là, M. Leconte de Lisle
fit son chef-d'oeuvre.
IV
En la trentième année, au siècle de l'épreuve, Étant captif parmi les
cavaliers d'Assur, Thogorma, le voyant, fils d'Élam, fils de Thur, Eut ce
rêve, couché dans les roseaux du fleuve, À l'heure où le soleil blanchit

l'herbe et le mur,
Il vit Hénokia, la cité des Géants. C'est le soir; ils rentrent dans la ville
avec leurs femmes et leurs troupeaux,
Suants, échevelés, soufflant leur rude haleine Avec leur bouche épaisse
et rouge, et pleins de faim.
Le tombeau de Kaïn est au sommet de la plus haute tour. Voilà qu'un
ange, un cavalier, sort des ténèbres, traînant après lui et ameutant toutes
les bêtes de la terre, et charge d'imprécations, au nom du Seigneur, le
rebelle et ses fils. Alors Kaïn se dresse dans son tombeau, impose
silence au cavalier et aux bêtes; il se souvient, et raconte sa sombre
histoire.
Celui qui m'engendra m'a reproché de vivre; Celle qui m'a conçu ne m'a
jamais souri.
Il revoit l'Éden gardé par un Khéroub «chevelu de lumière». La nuit, il
rôdait, voulant y rentrer et sourd aux insultes de l'archange.
Ténèbres, répondez! Qu'Iavèh me réponde! Je souffre, qu'ai-je fait?--Le
Khéroub dit: Kaïn, Iavèh l'a voulu. Tais-toi. Fais ton chemin
Terrible.--Sombre esprit, le mal est dans le monde; Oh! pourquoi
suis-je né?--Tu le sauras demain.
Pour le punir, Iavèh l'aveugle «le précipite dans le crime tendu», lui fait,
dans un accès de fureur, tuer son frère, qu'il aimait pourtant.
Dors au fond du Schéol! Tout le sang de tes veines, Ô préféré d'Héva,
faible enfant que j'aimais, Ce sang que je t'ai pris, je le saigne à jamais!
Dors, ne t'éveille plus! Moi, je crierai mes peines, J'élèverai la voix vers
Celui que je hais.
Kaïn se vengera et il vengera les hommes. Quand
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