Les Contemporains | Page 2

Jules Lemaître
beaucoup,
qu'on est d'une vieille race fatiguée et sans naïveté, il peut arriver qu'on
en souffre, et ce malaise redouble l'ardeur de connaître et de sentir; il
nous fait chercher l'oubli dans la curiosité croissante ou dans une sorte
de sensualisme esthétique. Toute la poésie contemporaine est faite,
semble-t-il, d'inquiétude morale et d'esprit critique mêlé de sensualité.
L'inquiétude, vague avec les romantiques, s'est peu à peu précisée: une
poésie philosophique en est sortie, et à la mélancolie d'Olympio ou de
Jocelyn a succédé la mélancolie darwiniste. Le poète de la Justice[2]
sait les raisons de sa tristesse. D'un autre côté, l'intelligence du passé et
le goût de l'exotique ont engendré une longue et magnifique lignée de
poèmes où revivent l'art, la pensée et la figure des temps disparus. La
poésie de notre âge et de notre pays contient toutes les autres dans son
vaste sein. Hugo, Vigny, Gautier, Banville, Leconte de Lisle, l'ont faite
souverainement intelligente et sympathique, soit qu'elle déroule la
légende des siècles, soit qu'elle s'éprenne de beauté grecque et païenne,
soit qu'elle traduise et condense les splendides ou féroces imaginations
religieuses qui ont ravi ou torturé l'humanité, soit enfin qu'elle exprime

des sentiments modernes par des symboles antiques. À travers les
différences de caractère ou de génie, un trait commun rapproche les
ouvriers de cette poésie immense et variée comme le monde et l'histoire:
le culte du beau plastique. Mais il n'en est point chez qui ce culte
apparaisse plus exclusif que chez M. Leconte de Lisle. Il est
remarquable que celui-là soit le moins ému, qui s'est fait le poète des
religions et qui s'est attaché aux manifestations du sentiment le plus
intime, le plus enfoncé au coeur des races.
[Note 2: M. Sully Prudhomme.]
III
Mais quoi! est-il donc si impassible que cela? M. Homais aurait tort de
le croire. Un petit poème indien ou gothique se peut ciseler sans
émotion. Des élèves du maître, de jeunes et habiles ouvriers se sont
donné ce plaisir, et l'on aura beau chercher, on ne trouvera guère sous
leurs vers éclatants d'autre passion que celle des contours rares et des
belles rimes. Mais quand un poète s'est complu à évoquer la série
presque complète des religions et des théologies, volontiers on
s'enquiert des raisons d'une prédilection si constante. On se demande si
le goût du pittoresque à outrance suffit à l'expliquer. Cette impassibilité
qu'on ne saurait nier, on voudrait savoir si elle est bien l'état naturel de
l'âme de l'artiste. N'est-elle pas acquise? À quel prix et pourquoi? Ne
suppose-t-elle pas des souffrances, des désillusions, des rébellions, tout
un drame antérieur qui parfois gronde encore sous les rimes sereines?
Kaïn n'est-il donc qu'un magnifique exercice de rhétorique
parnassienne? Relisez-le, de grâce, et vous verrez si l'âme triste,
généreuse et insoumise du XIXe siècle n'y est pas tout entière. Non,
l'auteur des Nornes, de Baghavat et du Corbeau n'est point un
antiquaire désintéressé. S'il est un poète qui soit bien d'aujourd'hui, qui
soit moderne jusqu'aux entrailles, c'est lui. M. Leconte de Lisle, à peu
près comme Gustave Flaubert, est un grand pessimiste et un grand
impie réfugié dans la contemplation esthétique. Étudions de plus près
ce révolté qui, pour goûter la paix, s'est fait bouddhiste et sculpteur de
strophes.
Quand je parle du bouddhisme de M. Leconte de Lisle, il faut

s'entendre. Je sais bien qu'il vit à Paris, à peu près comme tout le
monde, et je ne prétends pas qu'il adore pour de bon Baghavat ou
Bouddha, qu'il laisse pousser indéfiniment les ongles de ses pieds et de
ses mains, ni qu'il passe des heures à regarder son nombril. Je le définis
par ses livres, ne le connaissant pas autrement; je le prends dans les
moments singuliers où il vit sa vie de poète, aussi vraie que l'autre. On
peut croire qu'il tient de la nature un dédain de l'émotion extérieure, un
fonds de sérénité contemplative que sont venus renforcer l'art et le parti
pris; et il est sans doute intéressant d'étudier chez lui l'alliance
surprenante de l'ataxie orientale avec la science et la conscience
inquiètes des hommes d'Occident.
Il ne faut pas oublier que Leconte de Lisle est né à l'île Bourbon et qu'il
y a passé son enfance. Là mieux que chez nous, il put sentir l'énormité
indomptable des forces naturelles et les lourds midis endormeurs de la
conscience et de la volonté. Il connut la rêverie sans tendresse, le
sentiment de notre impuissance à l'égard des choses, la soif de rentrer
au grand Tout, dont la vie un moment nous distingue, et, en attendant,
la joie immobile de contempler de splendides tableaux sans y chercher
autre chose que leur beauté.
Il vint à Paris. Après la fatalité inconsciente des choses, il rencontra la
fatalité furieuse de l'égoïsme humain. Il eut des jours difficiles et
souffrit d'autant
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