m'a reproché de divers côtés d'avoir, dans mon premier article, parlé
du ménage Valmore avec ironie. On a eu tort. L'ironie n'est exclusive ni
du respect, ni de la sympathie, ni même de l'admiration. J'ai peur de
m'être, à moi-même, mon ami le plus cher, c'est-à-dire d'être comme
tout le monde; or il m'arrive assez souvent, je vous assure, de mêler de
l'ironie aux jugements intimes que je porte sur moi. Exigerez-vous que
je traite les autres encore mieux que je ne me traite moi-même!
Au surplus, si, considérant surtout Marceline, comédienne retirée, dans
ses rapports avec son mari, tragédien en exercice, j'ai pu sourire un peu
tout en l'aimant bien,--absolvant aujourd'hui en bloc les candides
exagérations de langage d'une femme qui vécut eu des temps
emphatiques et qui, pour sa part, n'eut jamais, jamais, à aucun degré, le
sentiment débilitant du ridicule, c'est sans l'ombre d'un sourire, cette
fois, que je la déclare admirable, vénérable, presque sainte.
J'ai déjà dit que ses deux cent quatre-vingt-trois lettres n'étaient qu'une
longue lamentation. Peu de vies offrent un pareil exemple de guigne
noire et continue. Elle naît pauvre, elle entre au théâtre pour nourrir sa
famille. Ses premiers directeurs font faillite,--comme feront les autres,
invariablement. À Bordeaux, elle reste deux jours sans manger et
tombe évanouie dans la rue. Elle s'en va avec sa mère à la Guadeloupe,
où les appelle un cousin riche. Quand elles arrivent, l'île est en pleine
révolte, les plantations incendiées par les noirs, le cousin disparu. La
mère de Marceline meurt de la fièvre jaune. «Après une traversée où sa
vie et son honneur sont en péril», l'orpheline revient en France. Elle
cabotine où elle peut. À vingt-deux ans, elle est séduite et abandonnée.
Elle perd sa voix à la suite de ses couches. Son enfant meurt. Elle
épouse un comédien sans talent et qui avait bien du mal à gagner son
pain. (J'ai reçu d'un «vieux lecteur des Débats» ce renseignement:
«L'acteur Valmore a créé le rôle du geôlier dans Marie Tudor en 1832
ou 1833; il disait d'une voix pâteuse, exécrable, les quelques lignes de
ce rôle; il était très mauvais artiste.») Elle perd sa première fille, Junie.
Elle perd sa fille Inès, de la phtisie, à vingt et un ans; elle perd son frère,
ses soeurs, sa plus chère amie Caroline Branchu, sa fille Ondine. Elle
meurt après deux années d'une maladie atroce. Joignez à cela une
pauvreté qui dura toute sa vie, la perpétuelle angoisse du loyer, des
billets à ordre, même du repas du lendemain; il lui arrive de commencer
le mois avec un franc dans son tiroir, et de n'avoir pas de quoi
affranchir ses lettres... Ce fut une malheureuse, une crucifiée...
Or,--et ceci est magnifique,--sans doute elle se lamente, mais jamais
elle ne désespère,--et jamais elle n'exprime un sentiment où l'on puisse
surprendre même un commencement de méchanceté ou de dureté, ou
seulement de révolte. À travers tout, une joie intérieure l'illumine.
L'optimisme de cette affligée et de cette «geignarde» est sublime,
renversant! Au reste, vous l'avez peut-être remarqué: les pessimistes
absolus, les «professionnels» du pessimisme sont tous des hommes
dont la vie ne fut point exceptionnellement malheureuse, et qui n'eurent
tout au plus, de la souffrance humaine, que leur portion congrue. Il
semble que l'excès et la continuité des souffrances (j'excepte toutefois
les extrêmes tortures physiques) soient moins favorables à l'éclosion du
pessimisme qu'une vie de tracas tempérés et de malheurs espacés et
moyens. Apparemment, c'est un allègement moral que de n'avoir plus
rien à perdre. Quand on a été aussi malheureux que possible pendant
des années, on finit par être tranquille sur l'avenir: on sait qu'il vaudra
toujours bien le passé. Les misères, les déceptions, les douleurs
exorbitantes et ininterrompues amènent peu à peu une sorte de
renoncement; et le renoncement est, comme vous savez, la condition de
la joie véritable. Dans cet état, on perd la triste faculté qu'ont les
«heureux» de sentir le malheur en dehors du moment où il les frappe, et
de l'allonger par l'appréhension et par le souvenir. Enfin, quand on n'a
plus rien à attendre de bon, les plus humbles petits bonheurs, même les
simples trêves qui surviennent dans une infortune à laquelle vous étiez
accoutumé, acquièrent un prix que ne soupçonnent pas ces faux
malheureux de pessimistes... Et je crois aussi que, très cruels au début,
les embarras d'argent, quand ils sont devenus un mal chronique, mènent
assez aisément à une sorte d'insouciance bohème...
25 mai 1896.
Une lettre de M. Auguste Lacaussade m'assure que, bien décidément, le
séducteur de Marceline fut Henri de Latouche. (M. Lacaussade n'en
donne, d'ailleurs, aucune preuve sérieuse.) Mais, il y a huit jours, une
lettre signée pareillement Lacaussade m'avait apporté déjà le même
renseignement. Or, cette lettre était l'oeuvre d'un loustic.
Là-dessus, j'entre en méditation, et cherche
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