Les Contemporains, 7ème Série | Page 7

Jules Lemaître
La droiture et la loyauté de Marceline
s'élèvent contre cette odieuse supposition. La rupture, qui eut lieu en
1839 entre H. de Latouche et la famille Valmore, fut causée par
l'exigeante amitié et surtout par la conduite ignoble de ce drôle. Et
cependant on prit des précautions vis-à-vis de lui, tant on le craignait.
«Latouche a-t-il connu Marceline Desbordes avant son mariage? Est-il
le père de l'enfant, Eugène, mort en 1816? On n'a qu'une affirmation,
celle de l'honorable M. Lacaussade, qui tenait ce renseignement du fils
même de Marceline, Hippolyte. Mais Hippolyte, d'où le tenait-il
lui-même? De son père? De sa mère? Il n'y faut point songer. De qui?
«Et alors, quelle créance peut-on donner à cette affirmation?
«Une notice de M. Ch. de Comberousse, placée en tête de la
Correspondance de Clément XIV et de C. Bertinazzi, par Latouche
(Paris, Michel Lévy, 1867), nous apprend que
Hyacinthe-Joseph-Alexandre Chabaud de Latouche est né le 3 février
1785. Il épousa en 1807, à l'âge de vingt-trois ans, Mlle de

Comberousse, fille du président du Conseil des Anciens: ce fut un
mariage d'amour. De ce mariage naquit un fils que Latouche adorait.
«Admettez-vous que Marceline Desbordes se soit donnée à un homme
marié? Non, n'est-ce pas?
«Autre chose: j'ai eu entre les mains une lettre non signée et sans date,
émanant évidemment de Marceline; le style et l'écriture ne laissaient
aucun doute. Cette lettre était adressée à un Olivier. Qu'était cet Olivier?
Un nom de convention sans doute. La question, posée dans
l'Intermédiaire des chercheurs et des curieux l'année dernière, est restée
sans réponse.
«Et, après tout, qu'importe de connaître ce nom?»
Les fragments que M. Rivière a bien voulu m'envoyer sont du plus vif
intérêt. Il est impossible, après avoir lu ces lettres, de croire que
Latouche ait jamais été pour Marceline autre chose qu'un ami, à moins
de prêter à cette noble femme une puissance diabolique de
dissimulation.
Et voici un autre argument, accessoire, mais assez fort. Sans doute,
«Joseph» était un des prénoms de Latouche, et «Josèphe» un des
prénoms de Mlle Desbordes; mais ce n'étaient point ceux dont on les
appelait ni qui leur servaient de signature. J'avais supposé
bénévolement qu'un hasard ou le caprice d'une conversation tendre, les
avait amenés à se révéler mutuellement la liste complète de leurs
prénoms respectifs et qu'ils s'étaient réjouis entre eux d'une coïncidence
dont les archives de l'état civil dérobaient le secret au public. Vaine
hypothèse! Car, dans la pièce où Mme Valmore nous dit que son nom
était écrit dans le nom de son amant, je trouve ce vers:
On ne peut m'appeler sans t'annoncer à moi.
Or, on ne l'appelait jamais que Marceline. Alors?...
Et c'est pourquoi je suis tenté d'en revenir à ma première hypothèse et
de troubler de nouveau les mânes paisibles de M. de Marcellus. Tout,

ici, concorde assez bien avec le peu que nous savons de l'infidèle. L'âge
d'abord: M. de Marcellus aurait eu trente-cinq ans quand il rencontra
notre amie. Il devait venir au théâtre Feydeau; il était «homme du
monde» et il était «poète.» Ami de Chateaubriand, et auteur de
Cantates sacrées, imbu, sans doute par snobisme, de ce christianisme
vague que nous avons vu revenir à la mode ces années-ci, il devait
donner aisément dans un pathos idéaliste, propre à séduire la
sentimentale comédienne. Non, vraiment, rien ne s'oppose, que je sache,
à ce que ce gentilhomme lettré ait été le Marcellus de Marceline. Je me
hâte d'ajouter, pour couper court aux réclamations possibles, que rien
ne démontre non plus qu'il l'ait été. C'est une impression que je donne.
Et M. Sardou la partage, de quoi je ne suis pas médiocrement fier.
Quant au mystérieux «Olivier» signalé par M. Rivière... on pourrait
voir s'il n'y aurait pas, dans les oeuvres du comte de Marcellus, quelque
chose qui expliquerait le choix que fit Marceline de ce «nom de
convention.» Ou peut-être est-ce un nom emprunté à quelque roman du
temps? ou tout bonnement pris au hasard?...
Et ne dites point: «Le gaillard était peut-être un inconnu, qui n'avait de
talent qu'aux yeux de Marceline, ou dont le talent était ignoré des
contemporains; un obscur amateur dont l'histoire n'a pas gardé le
souvenir.» Non, c'était un homme qui eut quelque notoriété en son
temps, et dont le nom a été presque sûrement enregistré par les Bouillet,
les Dezobry et les Vapereau; témoin ces mauvais vers de sa triste
maîtresse:
Je le lisais partout, ce nom rempli de charmes... D'un éloge enchanteur
toujours environné, À mes yeux éblouis il s'offrait couronné...
... C'est bête, tout de même, de se donner tant de mal pour découvrir le
mot d'une énigme qu'il importe si peu de débrouiller. Je suis
évidemment, depuis quinze jours, dans un «état d'âme» approchant de
celui de l'OEdipe du café de l'Univers, au Mans.
On
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