à me figurer l'état d'esprit
de ce mystificateur imbécile.
Je n'ai jamais eu, pour ma part, l'âme assez trempée pour pratiquer la
mystification, même en famille ou entre amis. Chaque fois que j'ai
essayé, je n'ai pu me tenir, avant la réussite de la farce projetée, d'en
avertir moi-même la victime. L'art de mystifier suppose à mon avis,
chez ceux qui s'y adonnent, une certaine dureté de coeur, un germe et
un commencement de cruauté. Cependant cet exercice que je réprouve,
il est des cas où, tout au moins, je le comprends. C'est quand le résultat
en doit être comique, quand la personne dupée doit finalement
apparaître dans une posture qui prête à rire. À la vérité, je trouve que
les loustics professionnels, les Vivier, les Sapeck, les Lemice-Terrieux,
se sont souvent donné beaucoup de mal pour un fort petit effet. J'ai
maintes fois admiré quelle somme d'énergie inepte ils ont dépensée, à
quelle longue et patiente dissimulation ils se sont astreints; et, mettant
en balance l'énorme travail des préparations et l'insignifiance du
résultat, il me semblait que, dans le fond, ces laborieux mystificateurs
étaient peut-être les vrais mystifiés. Toutefois, le plaisir bas, mais réel,
de rendre autrui ridicule, ou de l'épouvanter, ou simplement de le faire
souffrir, expliquait en quelque manière la peine que prenaient ces
bizarres spécialistes, et leurs feintes prolongées, et leurs attentes, et leur
endurance de Peaux-Rouges.
Mais je me demande quel plaisir a cherché l'inconnu facétieux qui nous
a trompés, M. Lacaussade et moi. Ce n'est pas celui de nous rendre
ridicules: la lettre fabriquée était plausible; elle ne contenait rien de
désagréable pour moi; la rédaction n'en était ni absurde ni incorrecte; et
qu'y avait-il de plaisant à ce que, ne connaissant pas M. Lacaussade et
n'ayant jamais vu son écriture, je crusse à l'authenticité de ce
billet?--Quelle a donc pu être la pensée du subtil faussaire?
Je ne vois que ceci: il a voulu tromper pour tromper, d'une façon toute
désintéressée, sans même l'idée d'un effet comique à produire, et sur un
point qui n'importe à personne. Voilà qui est bien singulier. Il s'est
réjoui d'introduire, dans une discussion de pure curiosité, et dont les
conclusions ne peuvent toucher qu'un mort et une morte, un document
faux, mais dont la fausseté n'était d'ailleurs ni paradoxale, ni imprévue,
ni, d'autre part, désobligeante à aucun degré pour ceux qu'il abusait un
moment. Bref, il a machiné un mensonge tout à fait indifférent et qui ne
pouvait avoir d'autre mérite, à ses yeux, que de n'être pas la vérité. C'est
donc la mystification pour la mystification, sans même l'«excuse»
d'être plaisante ou d'être malfaisante. Ce monsieur a goûté de secrètes
joies (chose étrange) à ajouter pour quelques jours, à l'énorme et
tragique somme d'erreurs dont pâtit l'humanité, une erreur infime et
totalement insignifiante; et il a joui de cette pauvre petite erreur où il
m'induisait, uniquement parce que c'était tout de même une erreur.
Qu'est-ce que cela? Il n'y a pas à dire, c'est du satanisme, mais très
humble; satanisme de jocrisse, à moins que ce ne soit simple
imbécillité.
Ou peut-être n'a-t-il voulu que m'entraîner dans ce développement? Si
c'est cela, qu'il soit heureux.
Mais Marceline nous attend.
Je vous ai naguère énuméré ses malheurs. Je constatais qu'à travers tout
une joie intérieure l'illuminait, et que le secret optimisme de cette
martyre était renversant, et j'en cherchais les raisons... Mais il y en a
d'autres que celles que je vous ai déjà dites; et ce n'est pas seulement de
l'excès même et de la continuité de sa déveine que lui vint son extrême
sérénité. Elle avait une foi ardente en Dieu: et elle était infiniment
bonne.
Elle écrit un jour à une de ses amies: «Nous pleurerons toujours, nous
pardonnerons et nous tremblerons toujours. Nous sommes nées
peupliers.» C'est bien cela. Elle frémit à tous les souffles du dehors. Ce
qui l'empêche de mourir de ses propres souffrances, c'est qu'elle souffre
et palpite et vit continuellement des souffrances des autres. Cette
affligée se fond en compassion sur tous les affligés. Cette indigente
passe son temps à faire la charité à de plus pauvres qu'elle; aumône
d'argent quand elle peut, aumône de consolations, de visites, de
démarches, toujours trottinante dans les rues, sous son châle étroit, vers
quelque oeuvre de bonté. Un jour elle s'intéresse à un jeune forçat
repentant, arrive à le tirer du bagne, fait une quête pour lui. Sa charité et
sa pitié ne choisissent point. Elle s'exalte et s'attendrit sur Barbès, sur
Raspail, sur le prince Louis au fort de Ham et sur Victor Hugo à Jersey.
Elle verse des larmes brûlantes sur le peuple massacré, en 1839, dans
les émeutes de Lyon. Elle en versera d'autres, ou, si vous voulez, elle
versera les mêmes, sur la mort tragique du duc d'Orléans. Elle écrit, en
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