Les Contemporains, 7ème Série | Page 5

Jules Lemaître
lui répondait: «Mais, mon ami,
il n'y a rien, je te le jure, rien de rien. C'est Pauline Duchambge et
Caroline Branchu qui me content leurs peines; je me mets à leur place;
et tout ça, c'est de la littérature.»
Valmore se laissait convaincre. Mais sept ans plus tard, au cours d'une
autre absence de Marceline,--qui avait alors cinquante-trois ans,--son
accès le reprenait. Et elle recommençait son plaidoyer qui est
simplement délicieux, et combien habile! «... La poésie n'est qu'un
monstre, si elle altère ma seule félicité, notre union. Je t'ai dit une fois,
je te répète ici, que j'ai fait beaucoup d'élégies et de romances de
commande sur des sujets donnés, dont quelques-unes n'étaient pas

destinées à voir le jour. Notre misère en a ordonné autrement. Bien des
pleurs et des plaintes de Pauline se sont produites dans ces vers que tu
aimes, et dont elle est, en effet, le premier auteur. Après quoi notre vie
a été si grave, si isolée... que je n'ai pas, je te l'avoue, donné une
attention bien profonde à la confection de ces livres que notre sort nous
a fait une obligation de vendre. Toute ton indulgence sur le talent, que
je dédaignerais complètement sans le prix que ton goût y attache, ne me
console pas d'une arrière-pensée pénible qu'il aura fait naître en moi...
Tu vois que j'avais raison, mon bon ange, en n'éprouvant pas l'ombre de
contentement d'avoir employé du temps à barbouiller du papier au lieu
de coudre nos chemises, que j'ai pourtant tâché de tenir bien en ordre,
tu le sais, toi, cher camarade d'une vie qui n'a été à charge à personne.»
Il suit peut-être de ces jalousies sans cesse recommençantes que, dans
cette union bizarre, c'était le jeune mari qui aimait le plus; et cela est
assurément flatteur pour notre Marceline.
27 avril 1896.
... Mais enfin qui donc fut l'amant de la pauvre Marceline Desbordes? Il
paraît que la question est excitante, car elle m'a valu tout un paquet de
lettres.
Et, d'abord, rassurez-vous: ce n'est ni Esménard, ni Luce de Lancival,
ni Baour-Lormian. Et ce n'est pas non plus Saint-Marc Girardin,
comme le voulait d'abord un de mes correspondants, qui s'est ravisé
ensuite, ayant fait réflexion que ledit Saint-Marc n'aurait eu que sept
ans au moment de cette rencontre.
Un autre m'écrit: «... Ce nom, que Marceline Desbordes-Valmore voile
de cette indication,
Tu sais que dans le mien le ciel daigna l'écrire,
ne serait-il pas celui d'un des Marcellus? soit le comte Auguste de
Marcellus, ou celui de son fils André-Charles? Dans la correspondance
de Chateaubriand, ce nom de Marcellus revient souvent, et aussi dans le
journal d'Alexandrine d'Alopens (Mme Albert de La Ferronnays).»

Quand j'ai reçu cette lettre, je venais d'arriver, en feuilletant le Bouillet,
aux mêmes conclusions. Ou, plus exactement, j'écartais André-Charles,
qui n'aurait eu que seize ans à l'époque du malheur de Marceline; mais
j'inclinais à croire que son père, le comte Auguste du Tirac, comte de
Marcellus-Demartin, auteur d'Odes sacrées, de Cantates sacrées, et
d'une traduction des Bucoliques de Virgile, étant né en 1776, pourrait
bien être le séducteur cherché.
Mais non, il paraît que ce n'est pas lui. Et, bien que cela lui soit sans
doute égal, je fais mes sincères excuses à cet honnête mort d'avoir failli
porter sur lui un jugement téméraire.
Un troisième correspondant a eu une autre idée: «... Les vers que vous
citez:
Ton nom... Tu sais que dans le mien le ciel daigna l'écrire,
me semblent s'appliquer parfaitement à Saint-Marcellin, fils naturel de
Fontanes, auteur dramatique et journaliste, et qui fut tué en duel en
1819 ou 1820.»
Eh bien! non, il paraît que ce n'est pas non plus Saint-Marcellin.
Pendant que les lettres pleuvaient chez moi, M. Auguste Lacaussade
révélait à M. Gaston Stiegler, rédacteur à l'Écho de Paris, la moitié de
ce mystère: «... L'amant ne s'appelait pas Marc, ni Marcel, mais Henri.
On lui doit (c'est une façon de parler) des vers, des romans et des pièces
de théâtre. Il eut quelque notoriété. Il ne fut point marié, ne laissa pas
d'enfants et mourut aux environs de Paris, à Aulnay-lès-Bondy.»
Voilà qui va bien. Par malheur il serait assez difficile de retrouver dans
«Henri» «Marceline»... Une femme, qui porte un nom honoré dans les
lettres, a bien voulu débrouiller pour moi cette énigme:
«Monsieur, puisque la triste histoire de Marceline Desbordes-Valmore
vous intéresse, je crois devoir vous révéler que l'abominable «mufle»
qui l'a si indignement lâchée n'est autre que Henri de Latouche.

«Ses véritable prénoms étaient: Hyacinthe-Joseph-Alexandre; ceux de
Mme Valmore: Marceline-Félicité-Josèphe.
«Une de vos hypothèses est donc pleinement réalisée. Je tiens ces
renseignements de mon vieil ami Auguste Lacaussade. Il n'en fait pas
mystère.
«Nous eussions préféré sans doute qu'on ne fît pas tant de bruit autour
de la tombe d'une femme qui
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