Les Contemporains, 7ème Série | Page 4

Jules Lemaître
beau jour, d'en éprouver d'affreux
remords et de s'en ouvrir à sa femme. Miséricordieusement et, vers la
fin, un peu avec le sentiment d'une mère qui pardonne aisément aux
femmes d'avoir trouvé son fils trop beau, elle lui répond: «Pourquoi,
Prosper, es-tu triste à ce point du passé?... Par quel miracle aurais-tu
échappé aux entraînements que la chaleur de l'âge et la facilité de notre
profession plaçaient devant toi?... Je n'en veux à personne de t'avoir
trouvé aimable, mon cher mari. N'avaient-elles pas à me pardonner
d'être ta femme, et, franchement, de ne pas mériter un tel bonheur?...
Les rêves tristes du passé n'existent plus pour moi. Je te prie de les
traiter toi-même avec indulgence et de ne rien haïr de ce qui t'a aimé...»
Qu'est-ce à dire? Au fond, cette absence de jalousie signifie que

Marceline a eu pour son jeune mari une tendresse très sincère et très
profonde, et la plus candide admiration, mais qu'elle a toujours aimé
«l'autre», le séducteur, l'ingrat, et qu'elle n'a jamais aimé que lui, au
sens entier et redoutable du mot. Cela éclate, dans cette correspondance,
en traits bien significatifs. En 1836 (vingt ans après sa triste aventure),
Marceline écrit à son amie, la chanteuse Pauline Duchambge, qui
venait d'être lâchée, si j'ai bien compris, par le père Auber: «Tu es triste?
Ne sois pas triste, mon bon ange, ou du moins lève-toi sous ce fardeau
de douleurs que je comprends, que je partage. Toutes les humiliations
tombées sur la terre à l'adresse de la femme, je les ai reçues. Mes
genoux ploient encore, et ma tête est courbée comme la tienne, sous des
larmes encore bien amères.» Les mots soulignés dans ce passage l'ont
été par Marceline elle-même.--En 1838, le ménage Valmore est venu
jouer à Milan. Marceline écrit à Pauline Duchambge: «Je t'envoie
comme un sourire mon premier chant d'Italie. Leurs voiles, leurs
balcons, leurs fleurs m'ont soufflé cela, et c'est à toi que je le dédie.
Venir en Italie pour guérir un coeur blessé à mort d'amour, c'est étrange
et fatal.» Le mot «amour» a été effacé dans le texte original, et cette
rature est étrangement expressive. Deux mois plus tard, les Valmore
sont sur le pavé de Milan, abandonnés, avec leurs deux petites filles,
par un impresario en faillite. Marceline écrit à sa confidente: «Valmore
a horriblement souffert; mais il ne se consolera jamais de ne nous avoir
pas fait voir Rome.» Puis, sans autre transition: «Et moi, sais-tu ce que
je regrette de cette belle Rome? La trace rêvée qu'il y a laissée de ses
pas, de sa voix si jeune alors, si douce toujours, si éternellement
puissante sur moi.» C'est elle-même encore qui souligne. «Je ne
demanderais à Rome que cette vision; je ne l'aurai pas.» Il, c'est
«l'autre», celui qui est parti et n'est pas revenu.
J'ai voulu ce matin te rapporter des roses; Mais j'en avais tant pris dans
mes ceintures closes, Que les noeuds trop serrés n'ont pu les contenir.
Les noeuds ont éclaté. Les roses envolées Dans le vent, à la mer s'en
sont toutes allées. Elles ont suivi l'eau pour ne plus revenir.
La vague en a paru rouge et comme enflammée. Ce soir, ma robe
encore en est tout embaumée... Respires-en sur moi l'odorant souvenir.

Oui, Marceline a vécu d'un souvenir. Souvenir «odorant», mais brûlant
aussi à d'autres heures, souvenir «rouge», souvenir de sang. C'était si
facile à voir que Valmore lui-même en soupçonna quelque chose, et
s'en émut à deux ou trois reprises.
Marceline, en l'épousant, avait oublié de lui conter son aventure. Telle
Mme de Montaiglin dans Monsieur Alphonse; mon Dieu, oui.
Seulement, ici, l'enfant était mort; et puis, c'était si loin! Marceline
n'eut le courage ni de renoncer à ce qu'elle pouvait encore attendre de
bonheur, ni de désespérer un brave garçon par l'inutile confession d'un
passé dont les traces étaient totalement abolies... S'arrangea-t-elle pour
qu'il crût l'avoir intacte? ou se soucia-t-il médiocrement qu'elle le fût
(elle avait alors trente et un ans)? Mystère.
Le fait est qu'il ne s'opposa point à la publication des Élégies de sa
femme (1819), et qu'il en conçut même quelque fierté. Mais c'était
décidément un de ces malheureux qui passent leur vie à «se raviser», un
eautontimôroumenos ingénieux et plein d'imprévu. Au bout de treize
ans, il s'aperçut que certains vers de ces élégies étaient tout de même
diablement brûlants, que ça n'était pas naturel, qu'il devait y avoir
quelque chose là-dessous. Il se dit,--plus élégamment, car il se piquait
d'élégance dans ses propos--: «Sapristi! où ma femme est-elle allée
chercher tout cela? Ceci n'est point amour en l'air ni paroles de
romances.» Et il lui fit, soit de vive voix, soit par lettres (car ces
fâcheuses idées lui revenaient plus aigrement quand il était seul) des
scènes de jalousie. Et Marceline éplorée
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