Les Contemporains, 7ème Série | Page 6

Jules Lemaître
dernier feuilleton, que Marceline avait tu son secret à Valmore, n'ayant le courage ni de renoncer à la part de bonheur qu'elle pouvait encore attendre, ni de désespérer un brave gar?on par l'inutile révélation d'une aventure dont les suites matérielles étaient totalement abolies. Or, M. Lacaussade a affirmé à M. Gaston Stiegler que Marceline ?avait le coeur trop haut pour mentir à celui qui lui offrait son nom et pour ne pas lui avouer loyalement, avant de l'épouser, son passé et sa faiblesse.? Elle le fit, comme M. Lacaussade l'a su par M. Hippolyte Valmore; et ?c'est un beau trait de caractère, qui achève d'ennoblir une belle figure.? Soit; mais, si Valmore savait tout, j'ai beaucoup de peine à m'expliquer les faux-fuyants par lesquels Marceline répondait à ses accès de jalousie. Elle n'avait qu'une chose à dire: ?Je ne l'aime plus, et je le méprise.? Or, elle s'évertue dans ses réponses en explications détournées, et ne fait même jamais la moindre allusion à son aventure. J'en avais conclu, assez raisonnablement, que cette aventure était ignorée de Valmore. Mon impression, c'est que, si Marceline se confessa à son mari, comme l'affirme M. Lacaussade, ce fut plus tard, et après 1839. Aussi bien, à partir de cette date, on ne trouve plus, dans la Correspondance intime, trace de ces querelles jalouses. Valmore a cessé de trouver étrange l'ardeur de certains vers de sa femme. Il ne s'en inquiète plus, parce qu'il est fixé. Est-ce que je me trompe?
Petite remarque, non tout à fait insignifiante, je crois:--La seconde fille de Marceline, née en 1821, qu'on appelait Ondine et que Sainte-Beuve dut épouser, s'appelait en réalité Hyacinthe. Vous avez vu que c'était un des prénoms de Latouche. J'en conclus que, plus de dix ans après son abandon, Marceline gardait à son séducteur un sentiment qui n'était point de la haine. Si l'on pouvait savoir à quelle époque elle changea le nom d'Hyacinthe en celui d'Ondine, on saurait peut-être, du même coup, la date de la guérison de son pauvre coeur. Ne le pensez-vous pas?
Enfin, j'ai re?u de M. Benjamin Rivière, l'éditeur de la Correspondance intime, une lettre fort intéressante:
?Vous ne me faites pas le reproche d'avoir mis Marceline nue devant les siècles?; je vous en suis reconnaissant.
?Si la correspondance que j'ai publiée m'avait appartenu, j'aurais hésité à la faire para?tre. Mais elle est dans une collection publique, la bibliothèque de la ville de Douai, où MM. Valmore père et fils l'ont déposée. évidemment ils en ont retiré ce qu'ils ont voulu. Leur intention, du reste, était de publier ces lettres, toutes ou en partie, et, en les éditant, je n'ai que réalisé leur désir.
?... La première partie de votre étude a peiné les amis de Mme Valmore; ils ont été attristés par votre ton un peu... railleur. Quant à moi, j'en attends la continuation avec confiance...?
M. Rivière a bien raison. Et je prie respectueusement M. Lacaussade de ne plus me reprocher ?le ton narquois et boulevardier? de cette étude (moi, boulevardier!) avant d'en avoir vu la fin.
4 mai 1896.
... Eh bien, non, le séducteur de Marceline, ce n'est plus Henri de Latouche!
Je re?ois de M. Benjamin Rivière la lettre suivante:
?Oui, M. de Latouche est un ?mufle?, mais non pas ?le mufle?. J'espère que votre conviction sera faite sur ce point, après la lecture des fragments de lettres originales adressées par Mme Desbordes-Valmore à son mari, fragments que je viens de réunir pour vous.
?Vous y verrez que les relations entre Henri de Latouche et la famille Valmore étaient de pure amitié. Le prénom d'Hyacinthe a pu être donné à la fille a?née de Mme Desbordes-Valmore à cause de ce monsieur, mais seulement en raison de cette amitié.
?Il faut accueillir avec défiance les racontars, de quelque source qu'ils viennent... Ainsi on disait, il y a quelque cinquante ans, dans un salon littéraire de Paris (mettez l'Arsenal), que M. de Latouche avait été l'amant de Mme Valmore, qu'Ondine était sa fille, et que l'on s'était séparé parce qu'il avait voulu séduire la jeune fille. Ce dernier point seul est exact. Il faudrait donc admettre que Marceline aurait conservé, après son mariage, des relations avec son amant et qu'elle l'aurait fait entrer dans l'intimité de son mari. La droiture et la loyauté de Marceline s'élèvent contre cette odieuse supposition. La rupture, qui eut lieu en 1839 entre H. de Latouche et la famille Valmore, fut causée par l'exigeante amitié et surtout par la conduite ignoble de ce dr?le. Et cependant on prit des précautions vis-à-vis de lui, tant on le craignait.
?Latouche a-t-il connu Marceline Desbordes avant son mariage? Est-il le père de l'enfant, Eugène, mort en 1816? On n'a qu'une affirmation, celle de l'honorable M. Lacaussade, qui tenait ce renseignement du fils même de Marceline, Hippolyte. Mais Hippolyte, d'où le tenait-il lui-même? De son père? De sa mère?
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