Les Cinq Cents Millions de la Bégum | Page 6

Jules Verne
autant que par la vivacité de son intelligence.
Il était tout volonté et tout courage au-dedans, comme il était au-dehors
taillé à angles droits. Dès le collège, un besoin impérieux le tourmentait
d'exceller en tout, aux barres comme à la balle, au gymnase comme au
laboratoire de chimie. Qu'il manquât un prix à sa moisson annuelle, il
pensait l'année perdue. C'était à vingt ans un grand corps déhanché et
robuste, plein de vie et d'action, une machine organique au maximum

de tension et de rendement. Sa tête intelligente était déjà de celles qui
arrêtent le regard des esprits attentifs. Entré le second à l'Ecole centrale,
la même année qu'Octave, il était résolu à en sortir le premier.
C'est d'ailleurs à son énergie persistante et surabondante pour deux
hommes qu'Octave avait dû son admission. Un an durant, Marcel l'avait
<< pistonné >>, poussé au travail, de haute lutte obligé au succès. Il
éprouvait pour cette nature faible et vacillante un sentiment de pitié
amicale, pareil à celui qu'un lion pourrait accorder à un jeune chien. Il
lui plaisait de fortifier, du surplus de sa sève, cette plante anémique et
de la faire fructifier auprès de lui.
La guerre de 1870 était venue surprendre les deux amis au moment où
ils passaient leurs examens. Dès le lendemain de la clôture du concours,
Marcel, plein d'une douleur patriotique que ce qui menaçait Strasbourg
et l'Alsace avait exaspérée, était allé s'engager au 31ème bataillon de
chasseurs à pied. Aussitôt Octave avait suivi cet exemple.
Côte à côte, tous deux avaient fait aux avant-postes de Paris la dure
campagne du siège. Marcel avait reçu à Champigny une balle au bras
droit ; à Buzenval, une épaulette au bras gauche, Octave n'avait eu ni
galon ni blessure. A vrai dire, ce n'était pas sa faute, car il avait
toujours suivi son ami sous le feu. A peine était-il en arrière de six
mètres. Mais ces six mètres-là étaient tout.
Depuis la paix et la reprise des travaux ordinaires, les deux étudiants
habitaient ensemble deux chambres contiguës d'un modeste hôtel voisin
de l'école. Les malheurs de la France, la séparation de l'Alsace et de la
Lorraine, avaient imprimé au caractère de Marcel une maturité toute
virile.
<< C'est affaire à la jeunesse française, disait-il, de réparer les fautes de
ses pères, et c'est par le travail seul qu'elle peut y arriver. >>
Debout à cinq heures, il obligeait Octave à l'imiter. Il l'entraînait aux
cours, et, à la sortie, ne le quittait pas d'une semelle. On rentrait pour se
livrer au travail, en le coupant de temps à autre d'une pipe et d'une tasse
de café. On se couchait à dix heures, le coeur satisfait, sinon content, et
la cervelle pleine. Une partie de billard de temps en temps, un spectacle
bien choisi, un concert du Conservatoire de loin en loin, une course à
cheval jusqu'au bois de Verrières, une promenade en forêt, deux fois
par semaine un assaut de boxe ou d'escrime, tels étaient leurs
délassements. Octave manifestait bien par instants des velléités de

révolte, et jetait un coup d'oeil d'envie sur des distractions moins
recommandables. Il parlait d'aller voir Aristide Leroux qui << faisait
son droit >>, à la brasserie Saint-Michel. Mais Marcel se moquait si
rudement de ces fantaisies, qu'elles reculaient le plus souvent.
Le 29 octobre 1871, vers sept heures du soir, les deux amis étaient,
selon leur coutume, assis côte à côte à la même table, sous l'abat-jour
d'une lampe commune. Marcel était plongé corps et âme dans un
problème, palpitant d'intérêt, de géométrie descriptive appliquée à la
coupe des pierres. Octave procédait avec un soin religieux à la
fabrication, malheureusement plus importante à son sens, d'un litre de
café. C'était un des rares articles sur lesquels il se flattait d'exceller, --
peut-être parce qu'il y trouvait l'occasion quotidienne d'échapper pour
quelques minutes à la terrible nécessité d'aligner des équations, dont il
lui paraissait que Marcel abusait un peu. Il faisait donc passer goutte à
goutte son eau bouillante à travers une couche épaisse de moka en
poudre, et ce bonheur tranquille aurait dû lui suffire. Mais l'assiduité de
Marcel lui pesait comme un remords, et il éprouvait l'invincible besoin
de la troubler de son bavardage.
<< Nous ferions bien d'acheter un percolateur, dit-il tout à coup. Ce
filtre antique et solennel n'est plus à la hauteur de la civilisation.
-- Achète un percolateur ! Cela t'empêchera peut-être de perdre une
heure tous les soirs à cette cuisine >>, répondit Marcel.
Et il se remit à son problème.
<< Une voûte a pour intrados un ellipsoïde à trois axes inégaux. Soit A
B D E l'ellipse de naissance qui renferme l'axe maximum oA = a, et
l'axe moyen oB = b, tandis que l'axe minimum (o,o'c') est vertical et
égal à c, ce qui
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