Les Cinq Cents Millions de la Bégum | Page 5

Jules Verne

les dangers qu'elle peut faire courir à notre sagesse. Il y a une heure à
peine que j'ai connaissance du fait, et déjà le souci d'une pareille
responsabilité étouffe à demi la joie qu'en pensant à toi la certitude
acquise m'avait d'abord causée. Peut-être ce changement sera-t-il fatal

dans nos destinées... Modestes pionniers de la science, nous étions
heureux dans notre obscurité. Le serons-nous encore ? Non, peut-être, à
moins... Mais je n'ose te parler d'une idée arrêtée dans ma pensée... à
moins que cette fortune même ne devienne en nos mains un nouvel et
puissant appareil scientifique, un outil prodigieux de civilisation !...
Nous en recauserons. Ecris-moi, dis- moi bien vite quelle impression te
cause cette grosse nouvelle et charge-toi de l'apprendre à ta mère. Je
suis assuré qu'en femme sensée, elle l'accueillera avec calme et
tranquillité. Quant à ta soeur, elle est trop jeune encore pour que rien de
pareil lui fasse perdre la tête. D'ailleurs, elle est déjà solide, sa petite
tête, et dut-elle comprendre toutes les conséquences possibles de la
nouvelle que je t'annonce, je suis sûr qu'elle sera de nous tous celle que
ce changement survenu dans notre position troublera le moins. Une
bonne poignée de main à Marcel. Il n'est absent d'aucun de mes projets
d'avenir.
<< Ton père affectionné, << Fr. Sarrasin << D.M.P. >>
Cette lettre placée sous enveloppe, avec les papiers les plus importants,
à l'adresse de << Monsieur Octave Sarrasin, élève à l'Ecole centrale des
Arts et Manufactures, 32, rue du Roi-de-Sicile, Paris >>, le docteur prit
son chapeau, revêtit son pardessus et s'en alla au Congrès. Un quart
d'heure plus tard, l'excellent homme ne songeait même plus à ses
millions.
II DEUX COPAINS
Octave Sarrasin, fils du docteur, n'était pas ce qu'on peut appeler
proprement un paresseux. Il n'était ni sot ni d'une intelligence
supérieure, ni beau ni laid, ni grand ni petit, ni brun ni blond. Il était
châtain, et, en tout, membre-né de la classe moyenne. Au collège il
obtenait généralement un second prix et deux ou trois accessits. Au
baccalauréat, il avait eu la note << passable >>. Repoussé une première
fois au concours de l'Ecole centrale, il avait été admis à la seconde
épreuve avec le numéro 127. C'était un caractère indécis, un de ces
esprits qui se contentent d'une certitude incomplète, qui vivent toujours
dans l'à-peu-près et passent à travers la vie comme des clairs de lune.
Ces sortes de gens sont aux mains de la destinée ce qu'un bouchon de
liège est sur la crête d'une vague. Selon que le vent souffle du nord ou
du midi, ils sont emportés vers l'équateur ou vers le pôle. C'est le
hasard qui décide de leur carrière. Si le docteur Sarrasin ne se fût pas

fait quelques illusions sur le caractère de son fils, peut-être aurait-il
hésité avant de lui écrire la lettre qu'on a lue ; mais un peu
d'aveuglement paternel est permis aux meilleurs esprits.
Le bonheur avait voulu qu'au début de son éducation, Octave tombât
sous la domination d'une nature énergique dont l'influence un peu
tyrannique mais bienfaisante s'était de vive force imposée à lui. Au
lycée Charlemagne, où son père l'avait envoyé terminer ses études,
Octave s'était lié d'une amitié étroite avec un de ses camarades, un
Alsacien, Marcel Bruckmann, plus jeune que lui d'un an, mais qui
l'avait bientôt écrasé de sa vigueur physique, intellectuelle et morale.
Marcel Bruckmann, resté orphelin à douze ans, avait hérité d'une petite
rente qui suffisait tout juste à payer son collège. Sans Octave, qui
l'emmenait en vacances chez ses parents, il n'eût jamais mis le pied
hors des murs du lycée.
Il suivit de là que la famille du docteur Sarrasin fut bientôt celle du
jeune Alsacien. D'une nature sensible, sous son apparente froideur, il
comprit que toute sa vie devait appartenir à ces braves gens qui lui
tenaient lieu de père et de mère. Il en arriva donc tout naturellement à
adorer le docteur Sarrasin, sa femme et la gentille et déjà sérieuse
fillette qui lui avaient rouvert le coeur. Mais ce fut par des faits, non par
des paroles, qu'il leur prouva sa reconnaissance. En effet, il s'était
donné la tâche agréable de faire de Jeanne, qui aimait l'étude, une jeune
fille au sens droit, un esprit ferme et judicieux, et, en même temps,
d'Octave un fils digne de son père. Cette dernière tâche, il faut bien le
dire, le jeune homme la rendait moins facile que sa soeur, déjà
supérieure pour son âge à son frère. Mais Marcel s'était promis
d'atteindre son double but.
C'est que Marcel Bruckmann était un de ces champions vaillants et
avisés que l'Alsace a coutume d'envoyer, tous les ans, combattre dans la
grande lutte parisienne. Enfant, il se distinguait déjà par la dureté et la
souplesse de ses muscles
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