Les Caves du Vatican | Page 7

André Gide
offerts par vous, son oncle, que
nous voudrions lui apprendre à respecter.

IV.
Ces paroles si mesurées, si sages, sauront-elles calmer Anthime?
Oui, pendant les deux premiers services (au reste le dîner, bon mais
simple, n'a que trois plats) et tandis que la conversation familiale
musardera le long de sujets non épineux. Par regard pour l'oeil de
Marguerite, on parlera d'abord oculistique (les Baraglioul feignent de
ne point voir que la loupe d'Anthime a grossi), puis de la cuisine
italienne, par gentillesse pour Véronique, avec allusions à l'excellence
de son dîner. Puis Anthime demandera des nouvelles des Fleurissoire
que les Baraglioul ont été voir dernièrement à Pau, et de la comtesse de

Saint-Prix, la soeur de Julius, qui villégiature dans les environs; de
Geneviève enfin, l'exquise fille aînée des Baraglioul, que ceux-ci
auraient souhaité emmener avec eux à Rome, mais qui jamais n'avait
consenti à s'éloigner de l'hôpital des _Enfants-Malades_, où chaque
matin, rue de Sèvres, elle va panser les plaies des petits malheureux.
Puis Julius jettera sur le tapis la grave question de l'expropriation des
biens d'Anthime: il s'agit de terrains qu'Anthime avait achetés en
Égypte lors d'un premier voyage qu'il fit, jeune homme, dans ce pays;
mal situés, ces terrains n'avaient pas acquis jusqu'à présent grande
valeur; mais il était question, depuis peu, que la nouvelle ligne de
chemin de fer du Caire à Héliopolis les traversât: certes la bourse des
Armand-Dubois, qu'ont surmenées de hasardeuses spéculations, a
grand besoin de cette aubaine; pourtant Julius, avant son départ, a pu
parler à Maniton, l'ingénieur-expert commis à l'étude de la ligne, et
conseille à son beau-frère de ne point trop dorer son espérance: il
pourrait bien rester Gros-Jean. Mais ce qu'Anthime ne dit pas, c'est que
l'affaire est entre les mains de la Loge, qui n'abandonne jamais les
siens.
Anthime à présent parle à Julius de sa candidature à l'Académie, de ses
chances: il en parle en souriant, parce qu'il n'y croit guère; et Julius,
lui-même, feint une indifférence tranquille et comme renoncée: à quoi
bon raconter que sa soeur, la comtesse Guy de Saint-Prix, tient le
cardinal André dans sa manche et, partant, les quinze immortels qui
toujours votent avec lui? Anthime esquisse un compliment très léger,
sur le dernier roman de Baraglioul: _L'Air des Cimes_. Le fait est qu'il
a trouvé le livre exécrable; et Julius, qui ne s'y méprend pas, se hâte de
dire, pour mettre son amour-propre à couvert:
-- Je pensais bien qu'un tel livre ne pourrait pas vous plaire.
Anthime consentirait encore à excuser le livre, mais cette allusion à ses
opinions le chatouille; il proteste que celles-ci n'inclinent en rien les
jugements qu'il porte sur les oeuvres d'art en général, et sur les livres de
son beau-frère en particulier. Julius sourit avec une accommodante
condescendance et, pour changer de sujet, demande à son beau-frère
des nouvelles de sa sciatique, qu'il appelle par erreur: son lumbago. Ah!
pourquoi Julius ne s'est-il pas plutôt enquis de ses recherches
scientifiques? On aurait eu beau jeu de lui répondre. Son lumbago!
Pourquoi pas sa loupe, bientôt? Mais ses recherches scientifiques,

apparemment son beau-frère les ignore: il préfère les ignorer... Anthime,
tout échauffé déjà et que précisément le "lumbago" fait souffrir, ricane
et répond hargneux:
-- Si je vais mieux?... Ah! ah! ah! vous en seriez bien fâché!
Julius s'étonne et prie son beau-frère de lui apprendre ce qui lui vaut le
prêt d'aussi peu charitables sentiments.
-- Parbleu! vous aussi vous savez appeler le médecin sitôt qu'un des
vôtres est malade; mais, quand votre malade guérit, la médecine n'y est
plus pour rien: c'est à cause des prières que vous avez faites pendant
que le médecin vous soignait. Celui-là qui n'a point fait ses Pâques,
parbleu! vous trouveriez bien impertinent qu'il guérît!
-- Plutôt que de prier, vous préférez rester malade? dit d'un ton pénétré
Marguerite.
De quoi vient-elle se mêler? D'ordinaire elle ne prend jamais part aux
conversations d'intérêt général et fait la supprimée dès que Julius ouvre
la bouche. C'est entre hommes qu'ils causent; foin des ménagements! Il
se tourne abruptement vers elle:
-- Ma charmante, sachez que si la guérison était là, là, vous m'entendez
bien, -- et il désigne éperdument la salière, -- tout près, mais que je
dusse, pour avoir le droit de m'en saisir, implorer Monsieur le Principal
(c'est ainsi qu'il s'amuse, dans ses jours d'humeur, à appeler l'Étre
Suprême) ou le prier d'intervenir, de renverser pour moi l'ordre établi,
l'ordre naturel des effets et des causes, l'ordre vénérable, eh bien! je
n'en voudrais pas, de sa guérison; je lui dirais, au Principal: Fichez-moi
la paix avec votre miracle: je n'en veux pas.
Il scande les mots, les syllabes; il a haussé la voix au diapason de sa
colère; il est affreux.
-- Vous n'en voudriez pas... pourquoi? demanda Julius très
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