Les Caves du Vatican | Page 7

André Gide
auraient souhaité emmener avec eux à Rome, mais qui jamais n'avait consenti à s'éloigner de l'h?pital des _Enfants-Malades_, où chaque matin, rue de Sèvres, elle va panser les plaies des petits malheureux. Puis Julius jettera sur le tapis la grave question de l'expropriation des biens d'Anthime: il s'agit de terrains qu'Anthime avait achetés en égypte lors d'un premier voyage qu'il fit, jeune homme, dans ce pays; mal situés, ces terrains n'avaient pas acquis jusqu'à présent grande valeur; mais il était question, depuis peu, que la nouvelle ligne de chemin de fer du Caire à Héliopolis les traversat: certes la bourse des Armand-Dubois, qu'ont surmenées de hasardeuses spéculations, a grand besoin de cette aubaine; pourtant Julius, avant son départ, a pu parler à Maniton, l'ingénieur-expert commis à l'étude de la ligne, et conseille à son beau-frère de ne point trop dorer son espérance: il pourrait bien rester Gros-Jean. Mais ce qu'Anthime ne dit pas, c'est que l'affaire est entre les mains de la Loge, qui n'abandonne jamais les siens.
Anthime à présent parle à Julius de sa candidature à l'Académie, de ses chances: il en parle en souriant, parce qu'il n'y croit guère; et Julius, lui-même, feint une indifférence tranquille et comme renoncée: à quoi bon raconter que sa soeur, la comtesse Guy de Saint-Prix, tient le cardinal André dans sa manche et, partant, les quinze immortels qui toujours votent avec lui? Anthime esquisse un compliment très léger, sur le dernier roman de Baraglioul: _L'Air des Cimes_. Le fait est qu'il a trouvé le livre exécrable; et Julius, qui ne s'y méprend pas, se hate de dire, pour mettre son amour-propre à couvert:
-- Je pensais bien qu'un tel livre ne pourrait pas vous plaire.
Anthime consentirait encore à excuser le livre, mais cette allusion à ses opinions le chatouille; il proteste que celles-ci n'inclinent en rien les jugements qu'il porte sur les oeuvres d'art en général, et sur les livres de son beau-frère en particulier. Julius sourit avec une accommodante condescendance et, pour changer de sujet, demande à son beau-frère des nouvelles de sa sciatique, qu'il appelle par erreur: son lumbago. Ah! pourquoi Julius ne s'est-il pas plut?t enquis de ses recherches scientifiques? On aurait eu beau jeu de lui répondre. Son lumbago! Pourquoi pas sa loupe, bient?t? Mais ses recherches scientifiques, apparemment son beau-frère les ignore: il préfère les ignorer... Anthime, tout échauffé déjà et que précisément le "lumbago" fait souffrir, ricane et répond hargneux:
-- Si je vais mieux?... Ah! ah! ah! vous en seriez bien faché!
Julius s'étonne et prie son beau-frère de lui apprendre ce qui lui vaut le prêt d'aussi peu charitables sentiments.
-- Parbleu! vous aussi vous savez appeler le médecin sit?t qu'un des v?tres est malade; mais, quand votre malade guérit, la médecine n'y est plus pour rien: c'est à cause des prières que vous avez faites pendant que le médecin vous soignait. Celui-là qui n'a point fait ses Paques, parbleu! vous trouveriez bien impertinent qu'il guér?t!
-- Plut?t que de prier, vous préférez rester malade? dit d'un ton pénétré Marguerite.
De quoi vient-elle se mêler? D'ordinaire elle ne prend jamais part aux conversations d'intérêt général et fait la supprimée dès que Julius ouvre la bouche. C'est entre hommes qu'ils causent; foin des ménagements! Il se tourne abruptement vers elle:
-- Ma charmante, sachez que si la guérison était là, là, vous m'entendez bien, -- et il désigne éperdument la salière, -- tout près, mais que je dusse, pour avoir le droit de m'en saisir, implorer Monsieur le Principal (c'est ainsi qu'il s'amuse, dans ses jours d'humeur, à appeler l'étre Suprême) ou le prier d'intervenir, de renverser pour moi l'ordre établi, l'ordre naturel des effets et des causes, l'ordre vénérable, eh bien! je n'en voudrais pas, de sa guérison; je lui dirais, au Principal: Fichez-moi la paix avec votre miracle: je n'en veux pas.
Il scande les mots, les syllabes; il a haussé la voix au diapason de sa colère; il est affreux.
-- Vous n'en voudriez pas... pourquoi? demanda Julius très calme.
-- Parce que cela me forcerait de croire à Celui qui n'existe pas.
Ce disant, il donne du poing sur la table.
Marguerite et Véronique, inquiètes, ont échangé un clin d'oeil, puis toutes deux reporté vers Julie.
-- Je crois qu'il est temps d'aller se coucher, ma fillette, dit la mère. Fais vite; nous viendrons te dire adieu dans ton lit.
L'enfant, que les atroces propos et l'aspect démoniaque de son oncle épouvantent, s'enfuit.
-- Je veux, si je guéris, n'en être obligé qu'à moi-même. Suffit.
-- Eh bien! et le médecin alors? hasarda Marguerite.
-- Je paie ses soins, et je suis quitte.
Mais Julius, sur son registre le plus grave:
-- Tandis que de la reconnaissance envers Dieu vous lierait...
-- Oui, mon frère; et voilà pourquoi je ne prie pas.
-- D'autres ont prié pour toi, mon ami.
C'est Véronique qui parle; elle n'avait jusqu'à présent rien dit. Au son de
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