Les Caves du Vatican | Page 6

André Gide
prie, ne me faites pas trop chèrement payer vos soins.
-- Je ne dis plus rien... Avec le soin d'un mouchoir propre... je vois ce que c'est... n'ayez pas peur, cré-nom! regardez au ciel!... la voici.
Et Anthime enlève à la pointe du mouchoir une escarbille imperceptible.
-- Merci! merci. Laissez-moi, maintenant; j'ai une affreuse migraine.
Tandis que Marguerite repose, que Julius déballe avec la bonne et que Véronique surveille les préparatifs du repas, Anthime s'occupe de Julie qu'il a emmenée dans sa chambre. Il avait quitté sa nièce toute petite et reconna?t mal cette grande fillette au sourire déjà gravement ingénu. Au bout d'un peu de temps, comme il la tient près de lui, causant des menues puérilités qu'il espérait pouvoir lui plaire, son regard s'accroche à une mince cha?nette d'argent que l'enfant porte au cou et à laquelle il flaire que doivent être suspendues des médailles. D'un glissement indiscret de son gros index il ramène celles-ci sur le devant du corsage et, cachant sa maladive répugnance sous un masque d'étonnement:
-- Qu'est-ce que c'est que ces machinettes-là?
Julie comprend fort bien que la question n'est pas sérieuse; mais pourquoi s'offusquerait-elle?
-- Comment, mon oncle! vous n'avez jamais vu des médailles?
-- Ma foi non, ma petite, ment-il; ?a n'est pas joli-joli, mais je pense que cela sert à quelque chose.
Et comme la sereine piété ne répugne pas à quelque espièglerie innocente, l'enfant avise, contre la glace au-dessus de la cheminée, une photographie qui la représente et, la désignant du doigt:
-- Vous avez là, mon oncle, le portrait d'une petite fille qui n'est pas non plus joli-joli. A quoi donc peut-il vous servir?
Surpris de trouver chez une cagotine un si malicieux esprit de repartie, et sans doute tant de bon sens, l'oncle Anthime est momentanément désar?onné. Avec une fillette de neuf ans, il ne peut pourtant pas engager une discussion métaphysique! Il sourit. La petite aussit?t se saisissant de l'avantage et montrant les piécettes saintes:
-- Voici, dit-elle, celle de sainte Julie, ma patronne, et celle du Sacré-Coeur de Notre...
-- Du bon Dieu, tu n'en as pas une? interrompt absurdement Anthime.
L'enfant répond très naturellement:
-- Non; du bon Dieu, on n'en fait pas... Mais voici la plus jolie: c'est celle de Notre-Dame de Lourdes, que m'a donnée la tante Fleurissoire; elle l'a rapportée de Lourdes; je l'ai mise à mon cou le jour où petit père et maman m'ont offerte à la Sainte Vierge.
C'en est trop pour Anthime. Sans chercher à comprendre un instant ce qu'évoquent d'ineffablement gracieux ces images, le mois de mai, le blanc et le bleu cortège des enfants, il cède à un maniaque besoin de blasphème:
-- Elle n'a donc pas voulu de toi, la bonne Sainte Vierge, que tu es encore avec nous?
La petite ne répond rien. Se rend-elle compte déjà qu'à de certaines impertinences le plus sage est de ne rien répondre? Au reste, qu'est-ce à dire? après cette question saugrenue, ce n'est pas Julie, c'est le franc-ma?on qui rougit, -- trouble léger, compagnon inavoué de l'indécence, confusion passagère que l'oncle cachera en déposant sur le front candide de sa nièce un respectueux baiser réparateur.
-- Pourquoi faites-vous le méchant, l'oncle Anthime?
La petite ne se méprend pas: au fond, ce savant impie est sensible.
Alors pourquoi cette résistance obstinée?
A ce moment Adèle ouvre la porte:
-- Madame réclame mademoiselle.
Apparemment Marguerite de Baraglioul redoute l'influence de son beau-frère et se soucie peu de laisser longtemps sa fille avec lui. C'est ce qu'il osera lui dire, à demi-voix, un peu plus tard, tandis que la famille se rend à table. Mais Marguerite lèvera sur Anthime un oeil encore légèrement enflammé:
-- Peur de vous? Mais, cher ami, Julie aurait converti douze de vos pareils avant que vos moqueries aient pu remporter le plus petit succès sur son ame. Non, non, nous sommes plus solides que cela, nous autres. Tout de même songez que c'est une enfant... Elle sait tout ce qu'on peut attendre de blasphème d'une époque aussi corrompue et dans un pays aussi honteusement gouverné que le n?tre. Mais il est triste que les premiers motifs de scandale lui soient offerts par vous, son oncle, que nous voudrions lui apprendre à respecter.

IV.
Ces paroles si mesurées, si sages, sauront-elles calmer Anthime?
Oui, pendant les deux premiers services (au reste le d?ner, bon mais simple, n'a que trois plats) et tandis que la conversation familiale musardera le long de sujets non épineux. Par regard pour l'oeil de Marguerite, on parlera d'abord oculistique (les Baraglioul feignent de ne point voir que la loupe d'Anthime a grossi), puis de la cuisine italienne, par gentillesse pour Véronique, avec allusions à l'excellence de son d?ner. Puis Anthime demandera des nouvelles des Fleurissoire que les Baraglioul ont été voir dernièrement à Pau, et de la comtesse de Saint-Prix, la soeur de Julius, qui villégiature dans les environs; de Geneviève enfin, l'exquise fille a?née des Baraglioul, que ceux-ci
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