à me produire; elle éprouvait un doux
mais dangereux orgueil à me couvrir sans cesse de parures nouvelles, et
à se montrer avec moi dans les fêtes. Je me souviens de ce temps avec
douleur et pourtant avec plaisir; j'ai fait depuis de tristes réflexions sur
le futile emploi de mes jeunes années, et cependant je le regrette, ce
temps de bonheur et d'imprévoyance qui aurait du ne jamais finir ou ne
jamais commencer. Je crois encore voir ma mère avec sa taille
rondelette et gracieuse, ses mains si blanches, ses yeux si noirs, son
sourire si coquet, et cependant si bon, qu'on voyait au premier coup
d'oeil qu'elle n'avait jamais connu ni soucis ni contrariétés, et qu'elle
était incapable d'imposer aux autres aucune contrainte, même à bonne
intention. Oh! oui, je me souviens d'elle! je me rappelle nos longues
matinées consacrées à méditer et à préparer nos toilettes de bal, nos
après-midi employées à une autre toilette si vétilleuse, qu'il nous restait
à peine une heure pour aller nous montrer à la promenade. Je me
représente ma mère avec ses robes de satin, ses fourrures, ses longues
plumes blanches, et tout le léger volume des blondes et des rubans.
Après avoir achevé sa toilette, elle s'oubliait un instant pour s'occuper
de moi. J'éprouvais bien quelque ennui à délacer mes brodequins de
satin noir pour effacer un léger pli sur le pied, ou bien à essayer vingt
paires de gants avant d'en trouver une dont la nuance rosée fût assez
fraîche à son gré. Ces gants collaient si exactement, que je les déchirais
après avoir pris mille peines pour les mettre; il fallait recommencer, et
nous en entassions les débris avant d'avoir choisi ceux que je devais
porter une heure et léguer à ma femme de chambre. Cependant on
m'avait tellement accoutumée dès l'enfance à regarder ces minuties
comme les occupations les plus importantes de la vie d'une femme, que
je me résignais patiemment. Nous partions enfin, et, au bruit de nos
robes de soie, au parfum de nos manchons, on se retournait pour nous
voir. J'étais habituée à entendre notre nom sortir de la bouche de tous
les hommes, et à voir tomber leurs regards sur mon front impassible.
Ce mélange de froideur et d'innocente effronterie constitue ce qu'on
appelle la bonne tenue d'une jeune personne. Quant à ma mère, elle
éprouvait un double orgueil à se montrer et à montrer sa fille; j'étais un
reflet, ou, pour mieux dire, une partie d'elle-même, de sa beauté, de sa
richesse; son bon goût brillait dans ma parure; ma figure, qui
ressemblait à la sienne, lui rappelait, ainsi qu'aux autres, la fraîcheur à
peine altérée de sa première jeunesse; de sorte qu'en me voyant
marcher, toute fluette, à côté d'elle, elle croyait se voir deux fois, pâle
et délicate comme elle avait été à quinze ans, brillante et belle comme
elle l'était encore. Pour rien au monde elle ne se serait promenée sans
moi, elle se serait crue incomplète et à demi habillée.
Après le dîner, recommençaient les graves discussions sur ta robe de
bal, sur les bas de soie, sur les fleurs. Mon père, qui ne s'occupait de sa
boutique que le jour, aurait mieux aimé passer tranquillement la soirée
en famille; mais il était si débonnaire, qu'il ne s'apercevait pas de
l'abandon où nous le laissions. Il s'endormait sur un fauteuil pendant
que nos coiffeuses s'évertuaient à comprendre les savantes
combinaisons de ma mère. Au moment de partir, on réveillait
l'excellent homme, et il allait avec complaisance tirer de ses coffrets de
magnifiques pierreries qu'il avait fait monter sur ses dessins. Il nous les
attachait lui-même sur les bras et sur le cou, et il se plaisait à en
admirer l'effet. Ces écrins étaient destinés à être vendus. Souvent nous
entendions autour de nous les femmes envieuses se récrier sur leur éclat,
et prononcer à voix basse de malicieuses plaisanteries; mais ma mère
s'en consolait en disant que les plus grandes dames portaient nos restes,
et cela était vrai. On venait le lendemain commander à mon père des
parures semblables à celles que nous avions portées. Au bout de
quelques jours, il envoyait celles-là précisément; et nous ne les
regrettions pas; car nous ne les perdions que pour en retrouver de plus
belles.
Au milieu d'une semblable vie, je grandissais sans m'inquiéter du
présent ni de l'avenir, sans faire aucun effort sur moi-même pour
former ou affermir mon caractère. J'étais née douce et confiante comme
ma mère: je me laissais aller comme elle au courant de la destinée.
Cependant j'étais moins gaie; je sentais moins vivement l'attrait des
plaisirs et de la vanité; je semblais manquer du peu de force qu'elle
avait, le désir et la faculté de s'amuser. J'acceptais un sort si facile sans
en savoir le prix et sans
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