le comparer à aucun autre. Je n'avais pas l'idée
des passions. On m'avait élevée comme si je ne devais jamais les
connaître; ma mère avait été élevée de même et s'en trouvait bien, car
elle était incapable de les ressentir et n'avait jamais eu besoin de les
combattre. On avait appliqué mon intelligence à des études où le coeur
n'avait aucun travail à faire sur lui-même. Je touchais le piano d'une
manière brillante, je dansais à merveille, je peignais l'aquarelle avec
une netteté et une fraîcheur admirables; mais il n'y avait en moi aucune
étincelle de ce feu sacré qui donne la vie et qui la fait comprendre. Je
chérissais mes parents, mais je ne savais pas ce que c'était qu'aimer plus
ou moins. Je rédigeais à merveille une lettre à quelqu'une de mes jeunes
amies; mais je ne savais pas plus la valeur des expressions que celle des
sentiments. Je les aimais par habitude, j'étais bonne envers elles par
obligeance et par douceur, mais je ne m'inquiétais pas de leur caractère;
je n'examinais rien. Je ne faisais aucune distinction raisonnée entre
elles; celle que j'aimais le plus était celle qui venait me voir le plus
souvent.
IV.
J'étais ainsi et j'avais seize ans lorsque Leoni vint à Bruxelles. La
première fois que je le vis, ce fut au théâtre. J'étais avec ma mère dans
une loge, assez près du balcon, où il était avec les jeunes gens les plus
élégants et les plus riches. Ce fut ma mère qui me le fit remarquer. Elle
était sans cesse à l'affût d'un mari pour moi et le cherchait parmi les
hommes qui avaient la toilette la plus brillante et la taille la mieux prise;
c'était tout pour elle. La naissance et la fortune ne la séduisaient que
comme les accessoires de choses plus importantes à ses yeux, la tenue
et les manières. Un homme supérieur sous un habit simple ne lui eût
inspiré que du dédain. Il fallait que son futur gendre eût de certaines
manchettes, une cravate irréprochable, une tournure exquise, une jolie
figure, des habits faits à Paris, et cette espèce de bavardage insignifiant
qui rend un homme adorable dans le monde.
Quant à moi, je ne faisais aucune comparaison entre les uns ou les
autres. Je m'en remettais aveuglément au choix de mes parents, et je ne
désirais ni ne fuyais le mariage.
Ma mère trouva Leoni charmant. Il est vrai que sa figure est
admirablement belle, et qu'il a le secret d'être aisé, gracieux et animé
sous ses habits et avec ses manières de dandy. Mais je n'éprouvai
aucune de ces émotions romanesques qui font pressentir la destinée aux
âmes brûlantes. Je le regardai un instant pour obéir à ma mère, et je ne
l'aurais pas regardé une seconde fois, si elle ne m'y eût forcée par ses
exclamations continuelles et par la curiosité qu'elle témoigna de savoir
son nom. Un jeune homme de notre connaissance, qu'elle appela pour
le questionner, lui répondit que c'était un noble Vénitien, ami d'un des
premiers négociants de la ville; qu'il paraissait avoir une immense
fortune, et qu'il s'appelait Leone Leoni.
Ma mère fut charmée de cette réponse. Le négociant, ami de Leoni,
donnait précisément le lendemain une fête où nous étions invités.
Légère et crédule qu'elle était, il lui suffit d'avoir appris
superficiellement que Leoni était riche et noble, pour jeter aussitôt les
yeux sur lui. Elle m'en parla dès le soir même, et me recommanda d'être
jolie le lendemain. Je souris et m'endormis exactement à la même heure
que les autres soirs, sans que la pensée de Leoni accélérât d'une
seconde les battements de mon coeur. On m'avait habituée à entendre
sans émotion former de semblables projets. Ma mère prétendait que
j'étais si raisonnable, qu'on ne devait pas me traiter comme un enfant.
Ma pauvre mère ne s'apercevait pas qu'elle était elle-même bien plus
enfant que moi.
Elle m'habilla avec tant de soin et de recherche, que je fus proclamée la
reine du bal; mais d'abord ce fut en pure perle: Leoni ne paraissait pas,
et ma mère crut qu'il était déjà parti de Bruxelles. Incapable de modérer
son impatience, elle demanda au maître de la maison ce qu'était devenu
son ami le Vénitien.
--Ah! dit M. Delpech, vous avez déjà remarqué mon Vénitien? Il jeta
en souriant un coup d'oeil sur ma toilette, et comprit.--C'est un joli
garçon, ajouta-t-il, de haute naissance, et très à la mode à Paris et à
Londres; mais je dois vous confesser qu'il est horriblement joueur, et
que, si vous ne le voyez pas ici, c'est qu'il préfère les cartes aux femmes
les plus belles.
--Joueur! dit ma mère, cela est fort vilain.
--Oh! reprit M. Delpech, c'est selon. Quand on en a le moyen!
--Au fait!... dit ma mère; et cette observation lui
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