Leone Leoni | Page 5

George Sand
et j'en cherchai la cause dans l'impuissance de
mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque
répugnance insurmontable qu'elle n'ose m'avouer. Peut-être la vie que
je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j'ai conformé mes
habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville;
je la fais voyager depuis deux ans sans m'attacher à aucun lieu et sans
tarder un instant à quitter l'endroit où je vois la moindre trace d'ennui
sur son visage. Cependant elle est triste; cela est certain; rien ne l'amuse,
et c'est par dévouement qu'elle daigne quelquefois sourire. Rien de ce
qui plaît aux femmes n'a d'empire sur cette douleur: c'est un rocher que
rien n'ébranle, un diamant que rien ne ternit. Pauvre Juliette! quelle
vigueur dans ta faiblesse! quelle résistance désespérante dans ton
inertie!
Insensiblement je m'étais laissé aller à exprimer tout haut mes anxiétés.
Juliette s'était soulevée sur un bras; et, penchée en avant sur les
coussins, elle m'écoutait tristement.
--Ecoute, lui dis-je en m'approchant d'elle, j'imagine une nouvelle cause
à ton mal. Je l'ai trop comprimé, tu l'as trop refoulé dans ton coeur; j'ai
craint lâchement de voir cette plaie, dont l'aspect me déchirait; et toi,
par générosité, tu me l'as cachée. Ainsi négligée et abandonnée, ta
blessure s'est envenimée tous les jours, quand tous les jours j'aurais dû

la soigner et l'adoucir. J'ai eu tort, Juliette. Il faut montrer ta douleur, il
faut la répandre dans mon sein; il faut me parler de tes maux passés, me
raconter ta vie à chaque instant, me nommer mon ennemi; oui, il le faut.
Tout à l'heure tu as dit un mot que je n'oublierai pas; tu m'as conjuré de
te faire au moins entendre son nom. Eh bien! prononçons-le ensemble,
ce nom maudit qui te brûle la langue et le coeur. Parlons de Leoni. Les
yeux de Juliette brillèrent d'un éclat involontaire. Je me sentis oppressé;
mais je vainquis ma souffrance, et je lui demandai si elle approuvait
mon projet.
--Oui, me dit-elle d'un air sérieux, je crois que tu as raison. Vois-tu, j'ai
souvent la poitrine pleine de sanglots; la crainte de t'affliger m'empêche
de les répandre, et j'amasse dans mon sein des trésors de douleur. Si
j'osais m'épancher devant toi, je crois que je souffrirais moins. Mon mal
est comme un parfum qui se garde éternellement dans un vase fermé;
qu'on ouvre le vase, et le parfum s'échappe bien vite. Si je pouvais
parler sans cesse de Leoni, te raconter les moindres circonstances de
notre amour, je me remettrais à la fois sous les yeux le bien et le mal
qu'il m'a faits; tandis que ton aversion me semble souvent injuste, et
que, dans le secret de mon coeur, j'excuse des torts dont le récit, dans la
bouche d'un autre, me révolterait.
--Eh bien! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne. Je n'ai jamais su
les détails de cette funeste histoire; je veux que tu me les dises, que tu
me racontes ta vie tout entière. En connaissant mieux tes maux,
j'apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette;
dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer; dis-moi
quel charme, quel secret il avait; car je suis las de chercher en vain le
chemin inabordable de ton coeur. Je t'écoute, parle.
--Ah! oui, je le veux bien, répondit-elle; cela va enfin me soulager.
Mais laisse-moi parler, et ne m'interromps par aucun signe de chagrin
ou d'emportement; car je dirai les choses comme elles se sont passées;
je dirai le bien et le mal, combien j'ai souffert et combien j'ai aimé.
--Tu diras tout et j'entendrai tout, lui répondis-je. Je fis apporter de
nouvelles bougies et ranimer le feu. Juliette parla ainsi.

III.
Vous savez que je suis fille d'un riche bijoutier de Bruxelles. Mon père
était habile dans sa profession, mais peu cultivé d'ailleurs. De simple
ouvrier il s'était élevé à la possession d'une belle fortune que le succès
de son commerce augmentait de jour en jour. Malgré son peu
d'éducation, il fréquentait les maisons les plus riches de la province, et
ma mère, qui était jolie et spirituelle, était bien accueillie dans la
société opulente des négociants.
Mon père était doux et apathique. Cette disposition augmentait chaque
jour avec sa richesse et son bien-être. Ma mère, plus active et plus
jeune, jouissait d'une indépendance illimitée, et profitait avec ivresse
des avantages de la fortune et des plaisirs du monde. Elle était bonne,
sincère et pleine de qualités aimables; mais elle était naturellement
légère, et sa beauté, merveilleusement respectée par les années,
prolongeait sa jeunesse aux dépens de mon éducation. Elle m'aimait
tendrement, à la vérité, mais sans prudence et sans discernement. Fière
de ma fraîcheur et des frivoles talents qu'elle m'avait fait acquérir, elle
ne songeait qu'à me promener et
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