Leone Leoni | Page 4

George Sand
que je voulais mourir et que tu
as passé bien des nuits à mon chevet, tenant mes mains dans les tiennes
pour m'empêcher de me tuer; souviens-toi que j'ai refusé longtemps ta
protection et tes bienfaits, et que si je les accepte aujourd'hui, c'est
moitié par faiblesse et par découragement de la vie, moitié par affection
et par reconnaissance pour toi, qui me demandes à genoux de ne pas les
repousser. Le plus beau rôle t'appartient, ô mon ami, je le sens; mais
suis-je coupable de ce que tu es bon? doit-on me reprocher
sérieusement de m'avilir, lorsque, seule et désespérée, je me confie au
plus noble coeur qui soit sur la terre?
--Ma bien-aimée, lui dis-je en la pressant sur mon coeur, tu réponds
admirablement aux viles injures des misérables qui t'ont méconnue.
Mais pourquoi me dis-tu cela? Crois-tu avoir besoin de te justifier
auprès de Bustamente du bonheur que lu lui as donné, le seul bonheur
qu'il ait jamais goûté dans sa vie? C'est à moi de me justifier si je puis,
car c'est moi qui ai tort. Je sais combien ta fierté et ton désespoir m'ont
résisté: je ne devrais jamais l'oublier. Quand je prends un ton d'autorité
avec toi, je suis un fou qu'il faut excuser; car la passion que j'ai pour toi
trouble ma raison et dompte toutes mes forces. Pardonne-moi, Juliette,
et oublie un instant de colère. Hélas! je suis malhabile à me faire aimer;
j'ai dans le caractère une rudesse qui te déplaît; je te blesse quand je
commençais à te guérir, et souvent je détruis dans une heure l'ouvrage
de bien des jours.
--Non, non, oublions cette querelle, interrompit Juliette en
m'embrassant. Pour un peu de mal que vous me faites, je vous en fais
cent fois plus. Votre caractère est quelquefois impérieux, ma douleur
est toujours cruelle; et cependant ne croyez pas qu'elle soit incurable.
Votre bonté et votre amour finiront par la vaincre. J'aurais un coeur

ingrat si je n'acceptais l'espérance que vous me montrez. Nous
parlerons de mariage une autre fois; peut-être m'y ferez-vous consentir.
Pourtant j'avoue que je crains cette sorte de dépendance consacrée par
toutes les lois et par tous les préjugés: cela est honorable, mais cela est
indissoluble.
--Encore un mot cruel, Juliette! Craignez-vous donc d'être jamais à
moi?
--Non, non, sans doute. Ne t'afflige pas, je ferai ce que tu voudras; mais
laissons cela pour aujourd'hui.
--Eh bien! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là: consens
à quitter Venise demain.
--De tout mon coeur. Que m'importe Venise et tout le reste? Va, ne me
crois pas quand j'exprime quelque regret du passé; c'est le dépit ou la
folie qui me fait parler ainsi! Le passé! juste ciel! ne sais-tu pas
combien j'ai de raisons pour le haïr? Vois comme il m'a brisée!
Comment aurais-je la force de le ressaisir s'il m'était rendu!
Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l'effort qu'elle faisait
en parlant ainsi; mais je n'étais pas convaincu: elle ne m'avait fait
aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique
autour de la chambre.
Le sirocco s'était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était
redevenue sonore, comme elle est ordinairement, et mille bruits de fête
se faisaient entendre: tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés,
tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passants,
tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le
bonsoir aux échos des lagunes, qui lui répondirent comme une décharge
d'artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement brutal, et la
cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.
Une tristesse horrible s'empara de moi. Les bougies, en se consumant,
mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur
livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons

imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l'hermine et
dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul. Les
chants et les rires du dehors me faisaient l'effet de cris de détresse, et
chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma
fenêtre me donnait l'idée d'un noyé se débattant contre les flots et
l'agonie. Enfin, je n'avais que des pensées de désespoir et de mort dans
la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était
oppressée.
Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m'avouai
que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lents, et que, malgré
tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur,
son coeur était presque aussi malade que dans les premiers jours. Ces
regrets si longs et si amers d'un amour si misérablement placé me
semblaient inexplicables,
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