ce qui m'environne! dit Juliette avec agitation. Ne sommes-nous
pas à Venise?
Elle se leva et s'approcha de la fenêtre; sa jupe de taffetas blanc formait
mille plis autour de sa ceinture délicate. Ses cheveux bruns
s'échappaient des grandes épingles d'or ciselé qui ne les retenaient plus
qu'à demi, et baignaient son dos d'un flot de soie parfumée. Elle était si
belle avec ses joues à peine colorées et son sourire moitié tendre, moitié
amer, que j'oubliai ce qu'elle disait, et je m'approchai pour la serrer
dans mes bras. Mais elle venait d'entr'ouvrir les rideaux de la fenêtre, et
regardant à travers la vitre, où commençait à briller le rayon humide de
la lune:--O Venise! que tu es changée! s'écria-t-elle; que je t'ai vue belle
autrefois, et que tu me sembles aujourd'hui déserte et désolée!
--Que dites-vous, Juliette? m'écriai-je à mon tour; vous étiez déjà venue
à Venise? Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit?
--Je voyais que vous aviez le désir de voir cette belle ville, et je savais
qu'un mot vous aurait empêché d'y venir. Pourquoi vous aurais-je fait
changer de résolution!
--Oui, j'en aurais changé, répondis-je en frappant du pied.
Eussions-nous été à l'entrée de cette ville maudite, j'aurais fait virer la
barque vers une rive que ce souvenir n'eût pas souillée; je vous y aurais
conduite, je vous y aurais portée à la nage, s'il eût fallu choisir entre un
pareil trajet et la maison que voici, où peut-être vous retrouvez à
chaque pas une trace brûlante de son passage! Mais, dites-moi donc,
Juliette, où je pourrai me réfugier avec vous contre le passé?
Nommez-moi donc une ville, enseignez-moi donc un coin de l'Italie où
cet aventurier ne vous ait pas traînée?
J'étais pâle et tremblant de colère; Juliette se retourna lentement, me
regarda avec froideur, et reportant les yeux vers la fenêtre:--Venise,
dit-elle, nous t'avons aimée autrefois, et aujourd'hui je ne te revois pas
sans émotion; car il te chérissait, il t'invoquait partout dans ses voyages,
il t'appelait sa chère patrie; car c'est toi qui fus le berceau de sa noble
maison, et un de tes palais porte encore le même nom que lui.
--Par la mort et par l'éternité! dis-je à Juliette en baissant la voix, nous
quitterons demain cette chère patrie!
--Vous pourrez quitter demain et Venise et Juliette, me répondit-elle
avec un sang-froid glacial; mais pour moi je ne reçois d'ordre de
personne, et je quitterai Venise quand il me plaira.
--Je crois vous comprendre, Mademoiselle, dis-je avec indignation:
Leoni est à Venise.
Juliette fut frappée d'une commotion électrique.--Qu'est-ce que tu dis?
Leoni est à Venise? s'écria-t-elle dans une sorte de délire, en se jetant
dans mes bras; répète ce que tu as dit; répète son nom, que j'entende au
moins encore une fois son nom! Elle fondit en larmes, et, suffoquée par
ses sanglots, elle perdit presque connaissance. Je la portai sur le sofa, et,
sans songer à lui donner d'autres secours, je me remis à marcher sur la
bordure du tapis. Alors ma fureur s'apaisa comme la mer quand le
sirocco replie ses ailes. Une douleur amère succéda à mon emportement,
et je me pris à pleurer comme une femme.
II.
Au milieu de ce déchirement, je m'arrêtai à quelques pas de Juliette et
je la regardai. Elle avait le visage tourné vers la muraille; mais une
glace de quinze pieds de haut, qui remplissait le panneau, me permettait
de voir son visage. Elle était pâle comme la mort, et ses yeux étaient
fermés comme dans le sommeil; il y avait plus de fatigue encore que de
douleur dans l'expression de sa figure, et c'était là précisément la
situation de son âme: l'épuisement et la nonchalance l'emportaient sur
le dernier bouillonnement des passions. J'espérai.
Je l'appelai doucement, et elle me regarda d'un air étonné, comme si sa
mémoire perdait la faculté de conserver les faits en même temps que
son âme perdait la force de ressentir le dépit.
--Que veux-tu, me dit-elle, et pourquoi me réveilles-tu?
--Juliette, lui dis-je, je t'ai offensée, pardonne-le-moi; j'ai blessé ton
coeur...
--Non, dit-elle en portant une main à son front et en me tendant l'autre,
tu as blessé mon orgueil seulement. Je t'en prie, Aleo, souviens-toi que
je n'ai rien, que je vis de tes dons, et que l'idée de ma dépendance
m'humilie. Tu as été bon et généreux envers moi, je le sais; lu me
combles de soins, tu me couvres de pierreries, tu m'accables de ton luxe
et de ta magnificence; sans toi je serais morte dans quelque hôpital
d'indigents, ou je serais enfermée dans une maison de fous. Je sais tout
cela. Mais souviens-toi, Bustamente, que tu as fait tout cela malgré moi,
que tu m'as prise à demi morte, et que tu m'as secourue sans que j'eusse
le moindre désir de l'être; souviens-toi
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