Lenfer et le paradis de lautre monde | Page 8

Émile Chevalier
demi défoncé et
commença à discuter, par des lambeaux de phrases alcoolisées, la
justice et la convenance de ce qu'il avait fait.
La mère revint s'asseoir en pleurant; elle ne dit rien, de peur d'irriter son
fils; aussi le silence rentra-t-il dans le taudis, chacun de nos
personnages s'enfonçant sous le suaire de ses afflictions.
Depuis longtemps ils étaient dans cette position, quand la silhouette
d'un homme se dessina, en passant et repassant à diverses reprises,
devant la fenêtre de la cabane.

Seule, Madeleine remarqua cette apparition.
A sa première vue, la jeune fille se leva. Elle était pâle comme un
linceul. Ses yeux se portèrent tour à tour sur la fenêtre et sur sa mère et
sur sa soeur, mais celles-ci n'avaient rien aperçu.
Un instant Madeleine resta debout, hagarde, incertaine. Ses paupières
étaient mouillées de larmes; son sein battait à rompre sa poitrine.
Elle se tordit les mains avec une expression de douleur navrante.
Elle lutta violemment. Mille émotions la torturaient. Son amour pour
ses parents, pour sa religion, et puis...
Qui pourrait expliquer les sensations qui soulèvent son coeur? qui
pourrait dire d'où lui viennent ces affreuses incertitudes? Personne! A
personne donc le pouvoir de la juger.
L'âme est une puissance étrange. Dieu seul peut lire et bien lire dans ses
replis.
A vous, cela est défendu.
--Ellen! s'écria tout à coup madame Mordaunt sortant en sursaut d'une
longue rêverie, où est Madeleine?
--Mais je ne sais pas, répliqua celle-ci d'un ton à demi éveillé; je ne l'ai
point vue sortir...
--Seigneur mon Dieu! elle est sortie avec son chapeau[1]! Où peut-elle
être? s'écria la pauvre mère, s'élançant vers la porte.
[Note 1: On sait qu'en Amérique le chapeau est la coiffure ordinaire des
femmes, même dans les plus basses conditions.]
Tout était calme au dehors. La, lune brillait d'un éclat mat sur la
blanche neige; le vent avait cessé de souffler, mais il faisait très-froid.
Madeleine ne paraissait point auprès de la maison.

Sa mère appela; mais Madeleine ne répondit pas.
Pauvre mère, elle lut dans cette pâleur livide et dans cette tranquillité
glaciale répandues autour d'elle une autre page du livre de ses chagrins!
Rentrant dans la chambre, elle tâcha de réveiller son fils, qui gisait
presque sans connaissance sur le plancher.
--Mark, Mark! ta soeur Madeleine est partie; Vite, Mark, mon brave
garçon, cours après ta soeur. Oh! Madeleine, Madeleine, ma pauvre
fille!
--Aller où? balbutia le dormeur se soulevant sur le coude et étendant
sur sa mère un regard hébété.
--Oh! le ciel me vienne en aide, car je ne sais où... Mark, va la chercher,
si tu l'aimes, va! Je t'en prie, ramène-la, Mark, ramène-la!
Le jeune homme passa la main sur son front appesanti par l'ivresse,
regarda vaguement çà et là, mais ne parut pas comprendre.
--Madeleine partie! dit-il pourtant en se mettant debout. Où ça partie?
Comment?--où est-elle allée?
--Mais elle vient de partir... Tu peux la sauver... tu peux la trouver;
mais va, cours après elle. Ça me tuerait, vois-tu, Mark, s'il lui arrivait
quelque chose!
--Ma mère, dit Mark, qui parut renaître quelque peu au sentiment... elle
n'est jamais sortie ainsi; avez-vous jamais su quelque chose?... Le
connaissez-vous, ma mère?... Mais c'est impossible!... Elle ne serait pas
partie comme ça... Donnez-moi mon bâton. Je les trouverai; n'ayez pas
peur... Allons, ça donnera encore lieu à d'autres crimes qu'à des
incendie... Je les trouverai; n'ayez pas peur... pas peur... ma mère!
En prononçant ces mots, il s'élança furieusement sur la voie publique et
suivit une petite trace qui semblait avoir été nouvellement faite sur la
neige et allait du côté de la ville.

Le père revient du théâtre de l'incendie allumé par son fils.
Sa femme et sa fille Ellen pleurent à chaudes larmes; leurs sanglots font
saigner son coeur.
--Marguerite, quel nouveau malheur? pourquoi pleures-tu?
--Oh! Edouard, cher Edouard! notre Madeleine, notre pauvre
Madeleine est partie... je ne sais où. Et je n'ose te dire ce que je
soupçonne...
Ce qu'elle voulait lui cacher, il le voit dans ses yeux rougis de larmes.
Ce coup manquait à ses douleurs.
--Marguerite, nous la retrouverons, dit-il d'une voix sombre; calme tes
craintes jusqu'à mon retour. Madeleine a toujours été fidèle à ses
devoirs, et sans doute tous nos enfants ne deviendront pas mauvais
sujets dans ce pays. Nous la retrouverons...
Le malheureux père n'en dit pas davantage. Il sort de nouveau pour
chercher sa fille qui lui est si chère, et le voilà qui court comme un fou
à travers la neige.
Sa tête est brûlante et son âme est en proie à mille tourments.

CHAPITRE III
LA MAISON ABANDONNÉE
La nuit s'est écoulée; la matinée grise et froide commence à se montrer,
sa lueur terne arrive paresseusement dans la cabane.
Qu'y voyons-nous?
Une mère et ses enfants, étendus sur le même
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