Lenfer et le paradis de lautre monde | Page 6

Émile Chevalier
ne soit trop tard.
--Eh bien, Edouard, s'il y a encore une chance, partons: c'est notre
devoir.

--Oui, nous partirons, quoique voyager sans secours soit une terrible
chose en cette saison. Mais c'est notre unique ressource. Triste pays que
celui-ci! Ah! je suis bien fâché d'y être venu. Il n'y a d'ouvrage pour
personne, jeune ou vieux, et quoique nous ne soyons qu'une taxe
imposée à la charité des gens, on dirait qu'ils ont peur de nous laisser
partir. Je me demande ce qu'ils aiment le mieux de voir leurs rues vides
ou de les voir remplies de quêteux et de vagabonds.
--Le fait est que c'est bien désolant, Edouard; mais peut-être les gens
d'ici n'y peuvent-ils rien.
--Oui, Marguerite, reprit-il en jetant un regard désespéré sur ses enfants
en guenilles; oui, mais pourquoi n'y peuvent-ils rien? Pourquoi?
reprit-il en tenant les yeux attachés sur sa fille aînée. Quelle est la
raison de toute cette misère? Si le Seigneur avait fait de ce pays un
désert stérile, improductif; s'il ne l'avait pas comblé de ses bienfaits,
alors nous n'aurions pas le droit de nous plaindre. Et ce n'est pas,
vois-tu, Marguerite, qu'il n'y ait pas d'ouvrage dans le pays! On ne peut
faire un pas dehors sans voir où les, étrangers nous ont enlevé le pain
de la bouche. Ah! il y en a à faire de l'ouvrage dans le pays! Nous le
pourrions faire aussi bien que les étrangers, et à meilleur marché, mais
on nous plante là, pieds et poings liés pour ainsi dire, tandis que les
étrangers enlèvent tout ce que nous pourrions gagner, et même notre
argent pour enrichir leur patrie et embellir leurs habitations. Nous, nous
mourons de faim ou mendions ce pain que nous voudrions pouvoir
gagner! Est-ce de la justice? est-ce que ça ressemble à de la justice?
s'écria le pauvre homme excité par la révoltante absurdité du tableau
qu'il venait de tracer.
Tu as raison, Mordaunt! c'est là une étrange justice, ou la justice est
aveugle! Il faut que ta modeste simplicité creuse plus profondément
que la science de ceux qui déclament dans les parlements, sans quoi
cette naïve plainte n'aura point d'écho. Tu as bien raison de t'étonner.
Une candeur et une sagesse plus grandes que les tiennes peuvent être
surprises de cette étrange politique qui nourrit, vêtit et enrichit
l'étranger, alors que les enfants du Canada manquent de pain. Mais
débarrassez-vous de l'Angleterre, de sa tyrannie; annexez-vous aux

États-Unis, et l'abondance, la félicité deviendront votre partage comme
le leur.
--Oh! papa, dit l'aînée des filles, pourquoi n'avez-vous pas fait de nous
des servantes? Pourquoi ne nous mettrions-nous pas en service?
Un instant le père la considéra avec une morne tristesse, puis il s'écria:
--Non, mon enfant; non, vous n'avez pas été élevées pour ça. Pourquoi
ferais-je de vous des servantes? Pourquoi, continua-t-il en arpentant
rapidement la chambre, vous enverrais-je remplir un métier avilissant
sous le toit d'un autre? Je ne suis pas un vieillard affaibli qui a besoin
que ses enfants le nourrissent. J'aurais pu rompre ma famille, envoyer
l'un d'un côté, l'autre de l'autre pour être esclaves chez les riches;
j'aurais pu faire ça, sans venir sur la terre étrangère. Non, mon enfant,
ça ne nous rapporterait rien, et il serait maintenant trop tard pour le
faire. Ensemble nous quitterons cette contrée, je ne puis vous laisser
derrière moi. Sans ça je partirais seul. Non, non, je ne puis et ne veux
pas vous laisser seules. Nous partirons tous, Marguerite. Comme ça, je
vous aurai toujours sous ma protection et nous mendierons ensemble,
s'il le faut.
Madeleine, qui, depuis l'arrivée de son père, s'était assise en un coin et
avait tenu ses regards baissés vers le sol, les releva vers lui au moment
où il prononça ces mots.
Remarquant la vive anxiété qui se peignait dans les traits de sa fille,
Mordaunt s'avança vers elle et dit, en lui posant affectueusement la
main sur la tête:
--Madeleine, ma fille, il ne faut pas te laisser ainsi abattre. Guillaume
viendra avec nous; Madeleine, je l'ai vu, ainsi que ton frère Mark,
pauvre garçon! nous partirons ensemble. Allons, mon enfant, du
courage, tu auras une nouvelle robe avant Noël.
--Non, non, mon père, s'écria-t-elle, les larmes aux yeux et en
s'attachant passionnément à son bras. Nous ne pouvons partir! Ma
pauvre mère ne pourrait jamais marcher dans la neige si épaisse; ça la

tuerait, ça nous tuerait tous, je le sais. Il vaut mieux rester où nous
sommes. Maman, chère maman! ajouta-t-elle en tombant aux pieds de
sa mère, vous ne partirez point, n'est-ce pas? Je sais ce qui arriverait et
j'aimerais mieux mourir que de vous laisser partir, oui, maman!
La mère regarda sa fille. Leurs yeux se rencontrèrent, et elles se
comprirent. Le coeur de l'ardente jeune fille se glaça, sa langue
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