Lenfer et le paradis de lautre monde | Page 5

Émile Chevalier
que de les abandonner aux serres du besoin. Ils ne veulent
ni être des quêteux ni fuir la terre qui leur donnera du pain. Ils ne
demandent qu'à travailler pour vivre; à travailler pour que leurs enfants
aient du pain! Pourquoi donc n'entend-on pas leur prière dans cette
vaste contrée? Pourquoi ne profite-t-on pas au Canada de sources de
richesses qui feraient de ce beau pays un immense empire? Pourquoi, là
où la nature a été prodigue de ses bienfaits et où elle a donné des trésors
qui satisferaient largement vingt millions d'habitants; où rien ne
manque pour asseoir les bases d'un gigantesque royaume et le rendre
florissant, pourquoi, là, le génie et l'habileté des deux races française et
saxonne manquent-ils à ce degré que les pauvres éparpillés sur cet
immense et fertile territoire sont sans pain et se sauvent par milliers de
ces bords, pour aller dire aux habitants des contrées lointaines: «Les
Canadiens sont dans la pénurie, n'émigrez point chez eux.» C'est là, ô
Canadiens, le problème que vous avez à résoudre; et si vous vous levez
et jetez un regard sur vos affaires, vous verrez que le temps est venu.

CHAPITRE II
PAUVRETÉ ET MANQUE D'OUVRAGE
Pourquoi donc t'arrêter là, pensif, au seuil de ta porte? Pourquoi tes
yeux sont-ils humides et ta main tremble-t-elle sur le loquet? Ton coeur

ne devrait-il pas bondir de joie et ton visage rayonner d'allégresse: car
c'est là ta maison, si je ne me trompe, et tes enfants t'attendent?
Voyez-le sur le pas de sa porte, vous pères et maris des familles
heureuses! Il hésite, il chancelle presque; son esprit se replie
douloureusement sur lui-même; il craint jusqu'au regard de ceux qu'il
chérit: peut-il compter la somme de ses lourds chagrins?
Entre, entre, misérable! Pour toi point d'espoir: comme deux galériens,
la pauvreté et toi êtes rivés à la même chaîne; ton aspect ne la chassera
point du taudis;--n'avez-vous pas, elle et toi, taille grêle, membres
décharnés, visage famélique, vêtements en haillons?
Il se nomme Mordaunt. Il a immigré au Canada avec sa famille, dans
l'espoir d'améliorer sa condition et de trouver un foyer pour ses chers
enfants.
Mais, au lieu de l'abondance, c'est la pauvreté qui lui a tendu les bras en
débarquant; au lieu du bourdonnement de l'industrie, du résonnement
de l'enclume, des joyeux bruissements des métiers à tisser, du
sifflement des machines à vapeur, les lamentations et les plaintes des
malheureux remplissent les chemins, et tout en mettant le pied sur le
rivage, l'émigrant a vu s'évanouir ses plus chaudes espérances.
Pourquoi? C'est à vous de répondre, ô Canadiens!
Les enfants aimaient leur père, la femme aimait son mari.
Quand il parut, ils refoulèrent leurs douleurs.
Mais il se fit aussitôt un silence lugubre, mortel dont tout leur amour ne
put bannir la funeste impression, et sur leurs joues s'étendit une pâleur
que nulle affection ne pouvait masquer.
Dans le coeur du pauvre homme se ficha une nouvelle angoisse. De ses
lèvres disparut le maladif sourire qu'il y avait appelé, et il se prit à
promener autour de lui un regard incertain, comme s'il doutait qu'il eût
bien fait de franchir le seuil de sa demeure.

--Allons, Edouard, dit sa femme, qui avait déjà lu sur sa mine effarée
qu'il revenait affamé et sans avoir réussi dans ses démarches; allons,
Edouard, ne reste pas au froid et viens t'asseoir près du feu; tu dois
avoir bien froid, et tu n'as rien mangé depuis ce matin. Jean, fais un bon
feu, mon gentil garçon. Et toi, Ellen, prépare quelque chose à dîner
pour ton père. Nous ne t'attendions pas, Edouard, parce que nous ne
savions pas à quelle heure tu rentrerais. Il fait bien froid dehors, n'est-ce
pas?
--Marguerite, dit-il tendrement, tu es trop bonne.
Et en prononçant ces paroles, son corps tremblait d'émotion. Il s'assit et
s'enfonça le visage dans les mains.
Merci, merci à vous, Marguerite!
Oui, c'est une simple, mais bien vive affection qui vous inspire.
Il ignora les douleurs qui vous percèrent le coeur, quand vos lèvres
encouragèrent votre enfant, votre enfant voleur, à allumer le fagot
dérobé, afin d'égayer un peu le pauvre père désolé.
Oui, et ce fut une sainte tendresse aussi qui vous engagea à lui cacher
que le saloir et la huche étaient vides et à inventer la fable du dîner
habituel.
Oui, et il vous aime à, cause de cela. Et quand les mauvais jours seront
passés, quand l'été sera revenu, votre récompense, ô Marguerite, sera
bien grande!
--Marguerite, dit Mordaunt dès qu'il fut suffisamment maître de son
émotion, il est inutile de nous le cacher plus longtemps, il n'y a pas du
tout d'ouvrage dans le pays. Il ne nous reste que deux alternatives,
Marguerite:--ou de demeurer ici et y mourir de faim, ou de nous en
aller avant qu'il
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