filles bien-aimées, elle secouait douloureusement la tête,
soupirait, pleurait et pressait convulsivement le nourrisson contre son
coeur, comme si une affliction nouvelle s'était emparée d'elle, et
comme si les mots qu'elle aurait voulu prononcer s'étaient enfuis de ses
lèvres.
--O ma mère! c'est bien dur, c'est bien dur! s'écria tout à coup la fille
aînée en pressant fébrilement sa tête entre ses mains. Nous ne pouvons,
cependant, mourir de faim; mais que faire?
Elle se leva et commença de se promener dans la chambre en serrant
toujours sa tête avec ses mains et paraissant plongée dans un abîme de
réflexions.
Sa mère la suivait incessamment des yeux; mais elle avait le coeur trop
gonflé de ses propres chagrins pour la pouvoir consoler par des paroles.
--Ma mère, ma mère! reprit la jeune fille s'arrêtant et plongeant ses
regards dans ceux de la pauvre femme, nous sommes bien infortunées!
Voyez! peut-il y avoir un pire destin? Point d'ouvrage, il n'y en a pas
dans tout le pays. Mon père a tout essayé. Mark aussi, et nous-mêmes
avons essayé mille fois, mais inutilement: il n'y a rien, rien! Faut-il
donc que nous mourions ainsi de faim, dites, ma mère?
--Eh bien, moi je ne mourrai pas! fit la plus jeune, frappant ses genoux
de ses poings fermés. Je ne sais pas ce qu'avait mon père de s'arrêter
dans un pays aussi pauvre que celui-ci, tandis qu'il aurait eu tant
d'ouvrage dans les États-Unis, s'il y était allé quand il le pouvait. Non,
ça ne peut pas durer comme ça. J'aimerais mieux mourir la première.
La malheureuse mère portait ses regards de l'une à l'autre de ses filles
d'un air effrayé, comme si elle lisait dans leur agitation et leur langage
quelque chose de plus épouvantable que toute la misère qui les
entourait.
--Non, non, Madeleine, Ellen, ça n'en viendra pas là. Un peu de
patience, je vous prie; nous devons tous avoir un peu de patience,
dit-elle tendrement.
--A quoi bon la patience? repartit brusquement la cadette; si nous ne
pouvons avoir d'ouvrage l'été, comment pourrons-nous en avoir l'hiver?
Ça ne signifie rien que votre patience!
--Oh! Madeleine! Madeleine! cria l'aînée; ne parle pas si durement à
notre mère: ce n'est pas sa faute!
--Je le sais bien, répliqua Madeleine; aussi je ne lui parlais pas
durement.
--Ah! c'est qu'en effet c'est bien dur, n'est-ce pas, ma mère? dit Ellen.
Est-il possible d'être dans une si affreuse condition, quand tous nous
voulons travailler, et quand il y aurait tout plein d'ouvrage dans le pays,
si les Américains ne nous volaient pas tout, comme nous l'a dit le
fabricant de cols de chemise? Et qu'est-ce que ça lui fait à lui, si les
reliures des livres, ou les cartonnages, ou ce que nous pouvons faire est
fait hors du pays, tandis qu'on nous laisse mourir de faim ou mendier
ou faire Dieu sait quoi pour vivre? Hélas! il y a dans cette ville des
centaines de filles dans la même position, à ce moment. Si notre père
ou Mark pouvait faire quelque chose! mais il n'y a pas plus pour eux
que pour nous dans tout le pays. Oh! que faire? que pouvons-nous faire?
répéta-t-elle en se tordant les mains et en marchant follement dans la
chambre. Mère, chère mère, on ne peut rester comme ça; c'est
impossible, je le répète!...
--Patience, Madeleine, patience, dit la pauvre femme. Ça ne durera pas
longtemps ainsi, nous aurons bientôt un changement.
--Bientôt, c'est encore trop longtemps! fit Madeleine d'un ton amer. Y
a-t-il encore de l'espérance? croyez-vous qu'il y ait encore de
l'espérance?
Et la malheureuse fille vint tomber aux genoux, de sa mère.
--Non, s'écria Ellen, non, je n'en vois point; il n'y en a point. Est-ce que
tous ces pauvres gens qui, comme nous, sont sans ouvrage ne seraient
pas heureux de travailler s'ils avaient du travail? Ils ne le peuvent pas
plus que nous, voilà tout. Ici ce sont les étrangers qui font tout, mais les
habitants, on les laisse mourir de faim, voilà ce que vous dirait un
enfant. Qu'est-ce que notre père est venu faire ici? Jamais nous n'avons
porté d'aussi misérables haillons! ajouta-t-elle en regardant avec une
sorte de honte les guenilles qui composaient son habillement.
En entendant ces plaintes, la pauvre mère était toute troublée, et son
coeur battait fort, car l'avenir lui apparaissait certainement sous des
couleurs aussi sombres qu'à ses filles, et le présent était, hélas!
intolérable.
A ce moment la porte de la hutte s'ouvrit et un gamin de dix ans, dont
les vêtements en lambeaux étaient chargés de neige, arriva en
gambadant dans la chambre.
Dans ses petits bras, rougis et gercés par le froid, il tenait quelques
morceaux de bois à brûler.
--Tenez, maman, dit-il en jetant son fardeau sur les cendres chaudes,
voilà du
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.