Lenfer et le paradis de lautre monde | Page 2

Émile Chevalier
de bien des
maux, le misérable et le mendiant; là aussi hurlaient et se lamentaient
les vents malicieux, le jour où commence cette histoire; là, ils
soulevaient la neige et la fouettaient contre les pauvres demeures; là, ils

tourbillonnaient, tourbillonnaient autour de chaque cabane, cherchant
une ouverture pour entrer, sifflant avec furie quand ils l'avaient trouvée,
ou s'éloignant bruyamment quand ils n'en découvraient pas et comme si
toute leur malice était uniquement dirigée contre les déshérités de la
fortune, de même que, dans le monde, le fort s'exerce surtout contre le
faible, parce que ce dernier n'a rien pour se préserver de ses rudes
attaques.
Oui, souffle, mugis et fais rage, ô vent! tu as un rôle à jouer dans ce
grand drame. Quelques-unes de tes victimes sont déjà bien misérables;
tu penses encore à ajouter à leurs angoisses, ce n'est qu'un autre artifice
dans ce long catalogue de détresse. Oui, quelques-unes sont déjà bien
dénuées,--oui, même dans cette petite hutte autour de laquelle tu te
livres à une hilarité si éclatante, si ironique--elles sont bien dépourvues,
il ne manque pas de trous pour te laisser entrer; on ne peut t'expulser:
entre donc, ô vent; nous 'te suivrons.
C'était une des plus laides et des plus repoussantes cabanes qui fussent
en ce lieu; et Dieu sait que la laideur ne manquait point parmi elles. La
seule fenêtre qu'elle possédât était brisée et grossièrement
raccommodée avec des haillons; la porte raboteuse paraissait avoir
peine à se tenir sur ses gonds; l'escalier et diverses parties de la
charpente extérieure avaient été enlevés, afin d'aider à résister
momentanément à l'ennemi commun; et c'était, en somme, une
habitation aussi inhospitalière qu'on en peut imaginer une pour abriter
une portion de l'humanité.
L'intérieur n'était pas moins repoussant que l'extérieur.
Il se composait d'une seule chambre, dont le plancher, la tablette de
cheminée et les lambris avaient disparu.
Quelques braises, se consumant lentement dans le foyer sans chaleur,
disaient assez pourquoi le peu de mobilier de cette pièce paraissait
avoir partagé le même sort, car il était mutilé, défiguré, au point que ces
restes semblaient bons tout au plus à faire aussi du feu.
La neige moite s'était introduite de toute part. Elle marquait le sol en

vingt places, et les vents coulis exhalaient de tout côté leur baleine
glaciale.
Vraiment, il ne faisait ni chaud ni bon dans la pauvre cabane ce jour-là!
On y remarquait deux jeunes filles, puis un tout petit garçon accroupi
en un coin de la cheminée, et leur mère portant un enfant à la mamelle.
Les filles et la mère étaient assises devant les charbons agonisants.
Leurs corps grelottaient et leurs visages étaient enfouis dans leurs
mains, comme si elles eussent voulu échapper à leur dénûment en en
bannissant mécaniquement l'image de leur esprit.
L'aînée, qui pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, levait de temps en
temps la tête, jetant tristement ses yeux sur le taudis, puis sur sa mère
qui pleurait, puis sur le petit garçon étendu près de l'âtre glacé, et puis
elle replongeait sa figure entre ses doigts amaigris, avec une expression
de douleur que rendait plus amère encore le silence qui enveloppait
cette scène.
Elle était belle pourtant la jeune fille! Ses formes ne semblaient point
avoir été pétries pour donner asile au chagrin; et si le chagrin s'était
logé chez elle, il n'avait pu la dépouiller de ses attraits; elle était
charmante, toute pleine de grâces, quoique bien vives fussent les peines
qui troublaient sa vie.
Ses cheveux flottaient en désordre sur ses épaules, et les pommettes de
ses joues brillaient d'un éclat de mauvais augure; mais dans ses grands
yeux noirs rayonnait une beauté calme, et toute sa physionomie reflétait
une tranquillité d'âme que la négligence ne pouvait déguiser et la
misère qui l'environnait effacer entièrement. Il y avait quelque chose de
céleste dans ce galetas, quoique les peines de notre monde l'eussent si
affreusement marqué de leur cachet.
La plus jeune fille n'était pas aussi belle que sa soeur. Mais elle avait la
même physionomie et la même régularité de traits, dont on pouvait
parfaitement retrouver l'origine dans le visage hagard, flétri par les

soucis et encore distingué de la mère.
Moins remarquablement symétriques que chez son aînée, ces traits la
rendaient plus jolie et plus piquante.
Quand elle redressait la tête, ses yeux étincelaient, au milieu d'une
détresse si grande, d'une animation qui inspirait des appréhensions, car
son regard disait que les malheurs dont elle était assiégée parlaient un
langage étrange à son esprit inexpérimenté.
Une ombre d'expression semblable nuançait parfois l'air de sa soeur,
quoique cette ombre fût si affaiblie par l'éclat d'une beauté supérieure
qu'elle était à peine perceptible.
Bien que très-légères, ces teintes soulevaient néanmoins de terribles
inquiétudes dans le coeur de la pauvre mère, par, lorsqu'elle arrêtait les
yeux sur ses
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