de taloches, et plus je suis persuadé qu'elle est une bonne mère et que je suis un enfant ingrat.
Oui ingrat! car il m'est arrivé quelquefois, le soir, en grattant mes bosses, de ne pas me mettre à la bénir, et c'est à la fin de mes prières, tout à fait, que je demande à Dieu de lui garder la santé pour veiller sur moi et me continuer ses bons soins.
Je suis grand, je vais à l'école.
Oh! la belle petite école! Oh! la belle rue! et si vivante, les jours de foire!
Les chevaux qui hennissent; les cochons qui se tra?nent en grognant, une corde à la patte; les poulets qui s'égosillent dans les cages; les paysannes en tablier vert, avec des jupons écarlates; les fromages bleus, les tomes fra?ches, les paniers de fruits; les radis roses, les choux verts!...
Il y avait une auberge tout près de l'école, et l'on y déchargeait souvent du foin.
Le foin, où l'on s'enfouissait jusqu'aux yeux, d'où l'on sortait hérissé et suant, avec des brins qui vous étaient restés dans le cou, le dos, les jambes, et vous piquaient comme des épingles!...
On perdait ses livres dans la meule, son petit panier, son ceinturon, une galoche... Toutes les joies d'une fête, toutes les émotions d'un danger... Quelles minutes!
Quand il passe une voiture de foin, j'?te mon chapeau et je la suis.
2 La famille
Deux tantes du c?té de ma mère, la tante Rosalie et la tatan Mariou. On appelle cette dernière tatan; je ne sais pourquoi, parce qu'elle est plus caressante peut-être. Je vois toujours son grand rire blanc et doux dans son visage brun: elle est maigre et assez gracieuse, elle est femme.
Ma tante Rosalie, son a?née, est énorme, un peu vo?tée; elle a l'air d'un chantre; elle ressemble au père Jauchard, le boulanger, qui entonne les vêpres le dimanche et qui commence les cantiques quand on fait le Chemin de la croix. Elle est l'homme dans son ménage; son mari, mon oncle Jean, ne compte pas: il se contente de gratter une petite verrue qui joue le grain de beauté dans son visage fripé, tiré, ridé.--J'ai remarqué, depuis, que beaucoup de paysans ont de ces figures-là, rusées, vieillottes, pointues; ils ont du sang de théatre ou de cour qui s'est égaré un soir de fête ou de comédie dans la grange ou l'auberge, ils sentent le cabotin, le ci-devant, le vieux noble, à travers les odeurs de l'étable à cochons et du fumier: ratatinés par leur origine, ils restent gringalets sous les grands soleils.
Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier! Un beau laboureur blond, cinq pieds sept pouces, pas de barbe, mais des poils qui luisent sur son cou, un cou rond, gras, doré; il a la peau couleur de paille, avec des yeux comme des bleuets et des lèvres comme des coquelicots; il a toujours la chemise entrouverte, un gilet rayé jaune, et son grand chapeau à chenille tricolore ne le quitte jamais. J'ai vu comme cela des dieux des champs dans des paysages de peintres.
Deux tantes du c?té de mon père.
Ma tante Mélie est muette,--avec cela bavarde, bavarde!
Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds, ses nerfs, ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue, jase, interroge, répond; elle vous harcèle de questions, elle demande des répliques; ses prunelles se dilatent, s'éteignent; ses joues se gonflent, se rentrent; son nez saute! elle vous touche ici, là, lentement, brusquement, pensivement, follement; il n'y a pas moyen de finir la conversation. Il faut y être, avoir un signe pour chaque signe, un geste pour chaque geste, des réparties, du trait, regarder tant?t dans le ciel, tant?t à la cave, attraper sa pensée comme on peut, par la tête ou par la queue, en un mot, se donner tout entier, tandis qu'avec les commères qui ont une langue, on ne fait que prêter l'oreille: rien n'est bavard comme un sourd-muet.
Pauvre fille! elle n'a pas trouvé à se marier. C'était certain, et elle vit avec peine du produit de son travail manuel; non qu'elle manque de rien, à vrai dire, mais elle est coquette, la tante Amélie!
Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre ses yeux, quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a du go?t: elle sait planter une rose au coin de son oreille morte, et trouver la couleur du ruban qui ira le mieux à son corsage, près de son coeur qui veut parler...
Grand-tante Agnès.
On l'appelle la ?béate[1]?.
Il y a tout un monde de vieilles filles qu'on appelle de ce nom-là.
?M'man, qu'est-ce que ?a veut dire, une béate??
Ma mère cherche une définition et n'en trouve pas; elle parle de consécration à la Vierge, de voeux d'innocence.
?L'innocence. Ma grand-tante Agnès représente l'innocence? C'est fait comme cela, l'innocence!?
Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir
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