Lenfant | Page 2

Jules Vallès
n'aurais pas mieux aimé saigner, moi, et qu'il n'e?t point mal?
Oui--et je m'égratigne les mains pour avoir mal aussi.
C'est que maman aime tant mon père! Voilà pourquoi elle s'est emportée.
On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a écrit en grosses lettres, qu'il faut obéir à ses père et mère: ma mère a bien fait de me battre.
La maison que nous habitons est dans une rue sale, pénible à gravir, du haut de laquelle on embrasse tout le pays, mais où les voitures ne passent pas. Il n'y a que les charrettes de bois qui y arrivent, tra?nées par des boeufs qu'on pique avec un aiguillon. Ils vont, le cou tendu, le pied glissant; leur langue pend et leur peau fume. Je m'arrête toujours à les voir, quand ils portent des fagots et de la farine chez le boulanger qui est à mi-c?te; je regarde en même temps les mitrons tout blancs et le grand four tout rouge,--on enfourne avec de grandes pelles, et ?a sent la cro?te et la braise!
La prison est au bout de la rue, et les gendarmes conduisent souvent des prisonniers qui ont les menottes, et qui marchent sans regarder ni à droite ni à gauche, l'oeil fixe, l'air malade.
Des femmes leur donnent des sous qu'ils serrent dans leurs mains en inclinant la tête pour remercier.
Ils n'ont pas du tout l'air méchant.
Un jour on en a emmené un sur une civière, avec un drap blanc qui le couvrait tout entier; il s'était mis le poignet sous une scie, après avoir volé; il avait coulé tant de sang qu'on croyait qu'il allait mourir.
Le ge?lier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison; il vient de temps en temps manger la soupe chez les gens d'en bas, et nous sommes camarades, son fils et moi. Il m'emmène quelquefois à la prison, parce que c'est plus gai. C'est plein d'arbres; on joue, on rit, et il y en a un, tout vieux, qui vient du bagne et qui fait des cathédrales avec des bouchons et des coquilles de noix.
à la maison, l'on ne rit jamais; ma mère bougonne toujours.--Oh! comme je m'amuse davantage avec ce vieux là et le grand qu'on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à la foire du Vivarais!
Puis, ils re?oivent des bouquets qu'ils embrassent et cachent sur leur poitrine. J'ai vu, en passant au parloir, que c'étaient des femmes qui les leur donnaient.
D'autres ont des oranges et des gateaux que leurs mères leur portent, comme s'ils étaient encore tout petits. Moi, je suis tout petit, et je n'ai jamais ni gateaux, ni oranges.
Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison. Maman dit que ?a gêne, et qu'au bout de deux jours ?a sent mauvais. Je m'étais piqué à une rose l'autre soir, elle m'a crié: ??a t'apprendra!?
J'ai toujours envie de rire quand on dit la prière. J'ai beau me retenir! Je prie Dieu avant de me mettre à genoux, je lui jure bien que ce n'est pas de lui que je ris, mais, dès que je suis à genoux, c'est plus fort que moi. Mon oncle a des verrues qui le démangent, et il les gratte, puis il les mord; j'éclate.--Ma mère ne s'en aper?oit pas toujours, heureusement; mais Dieu, qui voit tout, qu'est-ce qu'il peut penser?
Je n'ai pas ri pourtant, l'autre jour! On avait d?né à la maison avec ma tante de Vourzac et mes oncles de Farreyrolles; on était en train de manger la tourte, quand tout à coup il a fait noir. On avait eu chaud tout le temps, on étouffait, et l'on avait ?té ses habits. Voilà que le tonnerre a grondé. La pluie est tombée à torrents, de grosses gouttes faisaient floc dans la poussière. Il y avait une fra?cheur de cave, et aussi une odeur de poudre; dans la rue, le ruisseau bouillait comme une lessive, puis les vitres se sont mises à grincer; il tombait de la grêle.
Mes tantes et mes oncles se sont regardés, et l'un d'eux s'est levé; il a ?té son chapeau et s'est mis à dire une prière. Tous se tenaient debout et découverts, avec leurs fronts jeunes ou vieux pleins de tristesse. Ils priaient Dieu de n'être pas trop cruel pour leurs champs, et de ne pas tuer, avec son plomb blanc, leurs moissons en fleur.
Un grêlon a passé par une fenêtre, au moment où l'on disait Amen, et a sauté dans un verre.
Nous venons de la campagne.
Mon père est fils d'un paysan qui a eu de l'orgueil et a voulu que son fils étudiat pour être prêtre. On a mis ce fils chez un oncle curé pour apprendre le latin, puis on l'a envoyé au séminaire.
Mon père--celui qui devait être mon père--n'y est pas resté, a voulu être bachelier,
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