Leffrayante aventure | Page 6

Jules Lermina
mis
dans la situation la plus délicate. J'ai accepté votre déclaration comme
émanant d'un homme du métier qui sait quelles sont ses responsabilités
et aussi d'un gentleman incapable de se jouer de la confiance d'autrui.
Aujourd'hui, en présence de ces dénégations, êtes-vous sûr de vous?
Après tout, on peut être abusé par une ressemblance... vous n'ignorez
évidemment pas l'histoire de Lesurques et de son sosie Dubosc,
avez-vous la certitude absolue de ne vous être pas trompé....
M. Bobby qui, d'ordinaire, était de teint plutôt pâle, était soudain
devenu cramoisi, et il y avait dans ses mâchoires un frémissement de
mauvais augure.
--Monsieur, répondit-il d'une voix étranglée, je ne suis ni un enfant ni
un fou. J'appartiens au service de S. M. Britannique et c'est par pure
condescendance, je vous le rappelle, que je consens à vous répondre,
malgré l'atteinte profonde que vous venez de porter à ma dignité de
citoyen anglais. Je jure que l'homme assassiné est bien John Coxward,
et je fais plus, je tiens le pari de quatre mille livres....
--Et si vous les perdiez! Le Reporter n'aurait pas osé porter ce défi, s'il
n'était en possession de documents sérieux.
--Monsieur, j'ai dit ce que j'ai dit. Ces journalistes sont d'infâmes
menteurs, et s'il le faut, je leur ferai rentrer leurs impostures dans la
gorge.
Il salua, tourna sur ses talons et sortit.

--Cet homme paraît de bonne foi, pensait M. Davaine. Les
renseignements fournis sur lui par l'ambassade anglaise sont de tout
premier ordre, et pourtant, je dois me l'avouer à moi-même, je ne suis
pas tranquille.
En effet, il n'y avait pas à se dissimuler que cette erreur, si elle était
prouvée, couvrirait de ridicule non seulement le détective anglais,--ce
qui n'avait aucune importance--mais la police française, ce qui était
infiniment plus grave, surtout pour M. Davaine dont la position était
assez menacée.
Aussi, on comprend avec quelle impatience le chef de la Sûreté
attendait le numéro du Reporter; il avait bien cherché le moyen de se
procurer d'avance des épreuves de l'article annoncé: mais l'imprimerie
était bien gardée et toutes ses tentatives étaient restées infructueuses.
Du reste, tout le Paris des curieux et des badauds était en éveil.
La lutte entre les deux journaux rivaux intéressait, sans que d'ailleurs il
y eût sympathie bien caractérisée pour l'un plutôt que pour l'autre. On
aime à voir les gens échanger des horions, sans se soucier de préjuger à
qui restera la victoire.
Aussi, à cinq heures moins le quart, il y avait foule sur le boulevard: le
temps était très doux et les terrasses des cafés étaient envahies.
Les camelots vendaient un placard intitulé: _La vérité sur l'affaire
Coxward_, que certains naïfs achetaient, croyant y trouver le mot de
l'énigme. Or, ce n'était qu'une réclame pour un cirage nouveau.
Enfin, les premiers porteurs du Reporter sortirent de l'imprimerie de la
rue du Croissant et, criant la feuille attendue, se ruèrent à travers la
foule.
On arrachait les feuilles encore humides des mains de ces gens qui
avaient peine à en percevoir le prix. Il est vrai que par compensation
certains les soldaient de pièces blanches dont ils ne trouvaient pas loisir
de rendre la monnaie.

La manchette était sensationnelle:
COXWARD EST VIVANT
C'était court, mais décisif.
Puis plus bas:
M. Bobby a perdu cent mille francs!
Et sous ces rubriques à grand tam-tam on lisait ceci:
--Nous avons reçu de M. Bobby, l'illustre, l'impeccable détective
anglais, une lettre dans laquelle il nous déclare accepter le pari de cent
mille francs que nous avons porté. C'est à notre grand regret, en raison
de l'entente cordiale, que nous faisons signifier à M. Bobby, une
sommation d'avoir à verser aux pauvres de Paris, c'est-à-dire entre les
mains de M. Mesureur, l'éminent directeur de l'Assistance publique, la
somme en question dont reçu lui sera délivré.
«Car, deux faits seront établis plus loin.
«L'un d'abord, qui ne peut être contesté, c'est que le cadavre de la
victime inconnue a été trouvé au pied de l'Obélisque le 2 avril à cinq
heures du matin....
«Le second dont les preuves sont indiscutables....
«C'est que le nommé Coxward, boxeur de profession, se trouvait le 1er
avril, entre minuit et une heure du matin (c'est-à-dire pendant la nuit du
1er au 2) dans une taverne à l'enseigne du Shadow's-Bar (Bar de
l'ombre), Liverpool-Road, Islington.
«Islington est, on le sait, un des faubourgs de Londres.
«Si donc Coxward était à une heure du matin dans Liverpool-Road,
pour admettre qu'il pût être pendu dans cette même nuit à cinq heures à
la grille de l'Obélisque, il faudrait établir qu'on peut venir de Londres à
Paris en quatre heures, sans parler du temps nécessaire pour se faire

assassiner et qu'il existe à cette heure un train, Nord ou Ouest, opérant
cette prouesse de rapidité vertigineuse, faits dont évidemment les
compagnies de chemin
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