Le voleur | Page 4

Georges Darien
C'est à moi, cet enfant-là. Vous le voyez, hein? Eh! bien, c'est à moi!
Les mères ont la larme à l'oeil.
-- Cher petit! Comme il a d? travailler! Ah! c'est bien beau, l'instruction...
Les parents de province s'agitent. Des chapeaux barbares, échappés pour un jour de leur prison d'acajou, font des graces avec leurs plumes. Des redingotes 1830 s'empèsent de gloire. Des parapluies centenaires allongent fièrement leurs grands becs. On voit tressaillir des chales-tapis.
Et je sors de là acclamé, triomphant, avec le fil de fer des couronnes qui me déchire le front et m'égratigne les oreilles, avec des livres plein les bras -- des livres verts, jaunes, rouges, bleus et dorés sur tranche, à faire hurler un Peau-Rouge et à me donner des excitations terribles à la sauvagerie, si j'étais moins raisonnable.
Mais je suis raisonnable. Et c'est justement pourquoi ?a m'est bien égal, d'avoir une tunique trop longue et l'air bête. Si je suis un serin, c'est un de ces serins auxquels on crève les yeux pour leur apprendre à mieux chanter. Si mes vêtements sont ridicules, est-ce ma faute si l'on me harnache aujourd'hui en garde-national, comme on m'habillera en lézard à cornes quand je serai académicien?
Car j'irai loin. On me le prédit tous les jours. _Sic itur ad astra._
J'ai le temps, d'ailleurs. Je n'ai encore que quinze ans.
-- Un bel age! dit mon oncle. On est déjà presque un jeune homme et l'on a encore toute la candeur de l'enfance.
Candeur!... Mon enfance? Je ne me rappelle déjà plus. Mes souvenirs voguent confusément, fouettés de la brise des claques et mouillés de la moiteur des embrassades, sur des lacs d'huile de foie de morue.
Comment me rappellerais-je quelque chose? J'ai été un petit prodige. Je crois que je savais lire avant de pouvoir marcher. J'ai appris par coeur beaucoup de livres; j'ai noirci des fourgons de papier blanc; j'ai écouté parler les grandes personnes. J'ai été bien élevé...
Des souvenirs? En vérité, même aujourd'hui, c'est avec peine que j'arrive à faire évoluer des personnages devant le tableau noir qui a servi de fond à la tristesse de mes premières années. Oui, même en faisant voyager ma mémoire dans tous les coins de notre maison de Paris.; dans les allées ratissées de notre jardin de la campagne -- un jardin où je ne peux me promener qu'avec précaution, où des allées me sont défendues parce que j'effleurerais des branches et que j'arracherais des fleurs, où les rosiers ont des étiquettes, les géraniums des scapulaires et les giroflées un état-civil à la planchette; -- dans l'herbe et sous les arbres de la propriété de mon grand'père qui pourtant ne demanderait pas mieux, lui, que de me laisser vacciner les hêtres et décapiter les boutons d'or...
Des souvenirs? Si vous voulez.
Mon père? j'ai deux souvenirs de lui.
Un dimanche, il m'a emmené à une fête de banlieue. Comme j'avais fait manoeuvrer sans succès les différents tourniquets chargés de pavés de Reims, de porcelaines utiles et de lapins mélancoliques, il s'est mis en colère.
-- Tu vas voir, a-t-il dit, que Phanor est plus adroit que toi.
Il a fait dresser le chien contre la machine et la lui a fait mettre en mouvement d'un coup de patte autoritaire. Phanor a gagné le gros lot, un grand morceau de pain d'épice.
-- Puisqu'il l'a gagné, a prononcé mon père, qu'il le mange!
Il a déposé le pain d'épice sur l'herbe et le chien s'est mis à l'entamer, avec plaisir certainement, mais sans enthousiasme. Des hommes vêtus en ouvriers, derrière nous, ont murmuré.
-- C'est honteux, ont-ils dit, de jeter ce pain d'épice à un chien lorsque tant d'enfants seraient si heureux de l'avoir.
Mon père n'a pas bronché. Mais, quand nous avons été partis, je l'ai entendu qui disait à ma mère:
-- Ce sont des souteneurs, tu sais.
J'ai demandé ce que c'était que les souteneurs. On ne m'a pas répondu. Alors, j'ai pensé que les souteneurs étaient des gens qui aimaient beaucoup les enfants.
Plus tard, mon père m'a procuré une joie plus grave. Il m'a fait voir Gambetta. C'était au Palais de Versailles, où se tenait alors l'Assemblée Nationale. La séance était ouverte quand nous sommes entrés. Un monsieur chauve, fortifié d'un gilet blanc, était à la tribune. Il disait que le ma?s est très mauvais pour les chevaux. J'ai cru que c'était Gambetta.
Mon père s'est mis en colère. Comment! je ne reconnais pas Gambetta! Il est assez facile à distinguer des autres, pourtant. Ne m'a-t-on pas dit mille fois qu'il s'était crevé un oeil parce que ses parents ne voulaient pas le retirer d'un collège de Jésuites?
Si, on me l'a dit mille fois. Je sais ainsi qu'un fils a le droit de désobéir à ses parents quand ils le mettent chez les Jésuites, mais qu'il doit leur obéir aveuglement lorsqu'ils l'enferment ailleurs!
-- Ah! tu es vraiment bien nigaud, mon pauvre enfant! à quoi ?a
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 169
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.