Le voleur | Page 5

Georges Darien
sert-il, alors, d'avoir mis dans ta chambre le portrait du grand patriote? Je parie que tu ne le regardes seulement pas, avant de te coucher... En tous cas, tu n'es guère physionomiste; combien a- t-il d'yeux, le député qui parle à la tribune? Un, ou deux?
Je ne sais pas, je ne sais pas. Je crois bien qu'il en a trois. Il a des yeux partout. Il en est plein. Je le vois bien, à présent; mais, tout à l'heure, je ne pouvais rien voir; j'étais ébloui. Ah! j'ai été tellement ému, en pénétrant dans l'auguste enceinte, dans le sanctuaire des lois! J'en suis encore tout agité. Et puis, je croyais que Gambetta ne quittait pas la tribune, que c'était lui qui parlait tout le temps -- que les autres n'étaient là que pour l'écouter.
Mon père donne des explications aux voisins qui ébauchent des gestes indulgents, après avoir souri de pitié.
-- Je ne comprends vraiment pas comment il a pu confondre ainsi... Il a toujours le premier prix d'Histoire et il reconna?trait M. Thiers à une demi-lieue...
Puis, il se tourne vers moi.
-- Le voilà, Gambetta! Tiens, là, là!
Oui, c'est lui, c'est bien lui. Je reconnais son oeil -- la placé de son oeil. -- Il est là, au premier banc -- le banc de la commission, dit un voisin qui s'y conna?t -- étendu de tout son long, ou presque, les mains dans les poches et la cravate de travers. Et, de toute l'après-midi, il ne desserre point les dents, pas une seule fois. Il se contente de renifler. Une séance fort intéressante, cependant, où l'on discute la qualité des fourrages -- paille, foin, luzerne, avoine, son et recoupette.
-- C'est bien dommage que Gambetta n'ait pas parlé, dis-je à mon père, comme nous sortons.
-- La parole est d'argent et le silence est d'or, me répond-il d'une voix qui me fait comprendre qu'il m'en veut de ma bévue de tout à l'heure. Mais je ne t'avais pas promis de te faire entendre Gambetta; ?a ne dépend point de moi. Je t'avais promis de te le faire voir. Tu l'as vu. Tu n'espérais pas quelque chose d'extraordinaire, je pense?
Moi? Pas du tout. Je ne m'attendais pas, bien s?r, à voir le tribun rincer son oeil de plomb dans le verre d'eau sucrée, ou le lancer au plafond pour le rattraper dans la cuiller. Je sais qu'il est trop bien élevé pour ?a.
-- Que son exemple te serve de le?on, reprend mon père. Avec de l'économie et en faisant son droit, on peut aujourd'hui arriver à tout. Il dépend de toi de monter aussi haut que lui.
Je crois que j'aurais peur, en ballon. Du reste, bien que je ne l'avoue qu'à moi-même, j'ai été très désillusionné. Le Gambetta que j'ai vu n'est point celui que j'espérais voir, Non, pas du tout. Je ne me rappelle déjà plus sa figure: et si sa face -- de profil -- ne protégeait pas mon sommeil, pendant les vacances, j'ignorerais demain comment il a le nez fait. Est-ce que je ne suis pas physionomiste, comme l'assure mon père?
Si, je le suis; au moins quelquefois. Et le monsieur chauve, en gilet blanc, qui parlait quand nous sommes entrés, je vous jure que je ne l'ai point oublié. Ses traits se sont gravés en moi sans que le temps ait jamais pu les effacer. Quand je veux, dans les circonstances graves, me représenter un homme d'état, c'est son visage que j'évoque, c'est son linge et son attitude que vient m'offrir ma mémoire. Oui, malgré mon père, dont les admirations étaient certainement justifiées, ce n'est pas Gambetta, ni même M. Thiers, qui symbolisent pour moi le gouvernement nécessaire d'un peuple libre, mais policé. C'est ce monsieur, dont j'ignore le nom, dont les cheveux avaient quitté la France dans le fiacre à Louis-Philippe, dont la blanchisseuse avait un si joli coup de fer, et qui condamnait le ma?s, formellement et sans appel, au nom de la cavalerie tout entière.
J'ai trois souvenirs de ma mère.
Un jour, comme j'étais tout petit, elle me tenait sur ses genoux quand on est venu lui annoncer qu'une traite souscrite par un client était demeurée impayée. Elle m'a posé à terre si rudement que je suis tombé et que j'ai eu le poignet foulé.
Une fois, elle m'a récompensé parce que j'avais répondu à un vieux mendiant qui venait demander aum?ne à la grille: ?Allez donc travailler, fainéant; vous ferez mieux.?
-- C'est très bien, mon enfant, m'a-t-elle dit. Le travail est le seul remède à la misère et empêche bien des mauvaises actions; quand on travaille, on ne pense pas à faire du mal à autrui.
Et elle m'a donné une petite carabine avec laquelle on peut aisément tuer des oiseaux.
Une autre fois, elle m'a puni parce que ?je demande toujours où mènent les chemins qu'on traverse, quand on va
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